23. Mains qui soignent, mains qui tuent (2/3)

36 14 86
                                    

— Quoi ?

La Flèche n'est pas certaine d'avoir bien entendu. Roland parle-t-il vraiment d'Aymard Guittet, l'ancien capitaine de la garde, le meneur de l'assaut du 5 mai ? Tout son corps se raidit comme la corde d'un arc bandé pour tirer. Un rugissement se réveille au fond de ses entrailles.

— C'était au cœur de la mêlée. Ils combattaient côte à côte, ils avaient fraternisé au cours de la campagne. Puis Aymard a embroché un piquier italien et Achéric s'est glissé derrière lui... J'étais à deux pas, j'ai vu le geste.

Roland tourne la tête vers le carré de ciel. Ses yeux vitreux s'envolent sur une vision du passé, au-dessus des plaines de Lombardie.

— Quand Achéric s'est retourné, il a croisé mon regard, reprend-il d'une voix lointaine. Je crois qu'il a compris que j'avais tout vu. Mais une nouvelle vague italienne a surgi à ce moment-là... On venait de perdre notre capitaine, c'était la débandade dans nos rangs. On a été séparés... J'ai pris un coup d'épée en pleine lucarne et la bataille s'est arrêtée là pour moi.

La Flèche ne bouge plus un cil, médusée. Roland pousse un long soupir et sa prunelle revient s'ancrer dans les siennes.

— Quand je suis revenu à moi, tout était terminé... On avait gagné. J'avais été ramassé après la bataille et rafistolé tant bien que mal... J'y ai laissé un œil. Achéric était un héros. J'ai rien dit, j'étais plus très sûr.

Sa paupière se rabat, tel un rideau de théâtre à la fin de la pièce.

— Méfie-toi de lui, conclut-il dans un murmure haché. Il se bat bien, et c'est un beau parleur, mais il est pourri jusqu'à la moelle.

La Flèche n'ose plus esquisser le moindre geste, prisonnière des rets du passé. Elle ne sait que dire, quoi répondre. Les mots se diluent dans sa tête avant même qu'elle ait terminé de les formuler. Un magma d'émotions inextricables bouillonne dans ses entrailles. Elle ne sait plus si elle doit crier, rire ou pleurer.

Roland ne parle plus. Elle attend, sans savoir combien de temps. Les heures, les minutes, les secondes n'ont pas plus d'importance que les grains dans le sablier qui les mesure. Toute notion de fuite avant l'arrivée du guet s'est perdue dans les limbes. Son regard suit le mouvement mécanique de la poitrine qui se soulève et se rabaisse, dans une lenteur de soufflet moribond. La Saucisse s'est lové contre le flanc de celui qui lui apportait une gâterie à chacune de ses visites.

Puis le torse se fige sur une bouffée qui ne ressort jamais.

La Flèche le fixe encore un instant d'yeux plus secs qu'une pierre grillée au soleil de l'été. Elle effleure le sillon d'une cicatrice qui descend sur la joue et se perd dans la moustache jusqu'à des lèvres qui ne s'entrouvriront plus, ni pour la railler, ni pour la maudire, ni pour l'aimer.

Elle a échoué, oublié un détail critique, ou bien les dommages internes étaient trop importants.

Au fond de ses tripes, tout s'est consumé. Il ne reste qu'un noyau de colère brute, intact, dans une coquille vide. D'un regard presque détaché, elle contemple ses doigts repeints en griffes écarlates, imprégnés d'une autre vie jusqu'au fond des ongles. Des mains qui tuent et non des mains qui soignent. Elle l'a voulu ainsi.

Elle les rince tant bien que mal dans la bassine avec le reste de la cruche. L'eau ruisselle sur sa peau. Rouge. Le rouge des amoureux, le rouge du feu, le rouge du sang. Puis elle ramasse son sac, récupère son ceinturon. Un geste après l'autre, sans pensée, sans plainte, sans jérémiade inutile. La Saucisse lève une truffe interrogatrice. La Flèche l'invite d'un signe de main et sort de la chambre. La porte se referme derrière elle, sur la dépouille d'un ancien amant.

Trois coups de pinceau pour un songeWhere stories live. Discover now