5. En visite sur les bords du Cher (2/2)

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Assise au coussiège de la fenêtre pour profiter de la maigre luminosité de ce gris après-midi de mars, Léonore observe les points de sa broderie d'un œil critique. L'absence de soleil ternit les couleurs d'un triste linceul. L'incarnat du blason qu'elle s'applique à entrelacer sur le linge s'habille de nuances funèbres. Son doigt suit le contour des armoiries familiales : d'argent, à la fasce de gueules, chargée de trois trèfles d'or. Elle soupire et repose l'ouvrage sur ses genoux. Son père l'a incitée à compléter son trousseau, en prévision de ses noces. Cependant, malgré ses efforts, elle n'arrive pas à apprivoiser l'idée qu'elle va se marier, qui plus est avec un homme qu'elle n'a jamais vu, du double de son âge.

Sa langueur se berce au joyeux crépitement du feu dans l'âtre. À côté, Jacques ânonne ses leçons avec une grimace d'ennui prononcé. Elle a pris l'habitude de venir écouter ses heures d'instruction sous couvert d'occupations plus féminines, et le prêtre chargé de l'éducation de l'héritier s'en accommode avec sa placidité bienveillante.

Cependant, depuis ce matin, elle ne parvient à se concentrer sur rien. Des bribes de son cauchemar reviennent la hanter, en relent malvenu de ses terreurs nocturnes d'enfance. Pour épicer le tout, elle rejoue dans sa tête des pans entiers de sa conversation matinale avec père.

Léonore coule un regard par les carreaux teintés, par-dessus le moutonnement des toits de Bléré, jusqu'au ruban ardoise du Cher, tranché par le solide pont qui fait la fortune de sa famille. Au loin, une voiture couverte escortée d'un cavalier remonte les pavés de la rue Madame, franchit les deux tourelles d'enceinte et s'engage dans l'allée du parc sous un nuage de poussière. De la visite ? Qui cela peut-il bien être ? Pas Isabeau. Le carrosse ostentatoire du baron de Saint-Cirgues se reconnaît au premier coup d'œil. Le véhicule mystérieux, bien plus sobre, s'arrête au bas du perron.

Piquée par la curiosité et ravie de la distraction, elle repose sa broderie inachevée sur le coussin de la banquette. Le précepteur lui adresse un regard surpris.

— Des visiteurs. Je vais rejoindre père pour les accueillir.

En l'absence prolongée de la Dame de Bléré, elle a pris l'habitude de tenir rang d'hôtesse aux côtés de son père. L'instructeur prend note d'un signe de tête et se retourne vers Jacques avec un claquement de langue en guise de rappel à l'ordre. Le regard envieux de son frère la suit jusqu'à la porte.

La robe relevée, Léonore descend les marches de l'escalier d'honneur. Sa précipitation attirerait sûrement un haussement de sourcil réprobateur de la part de l'intransigeance paternelle. Heureusement, elle arrive la première. Déjà, le portier ouvre les doubles vantaux pour inviter le visiteur.

Léonore ralentit sur le pas digne et mesuré d'une jeune fille bienséante. D'une profonde inspiration, elle tente d'apaiser les coups dans sa poitrine et de calmer le feu suspect de ses joues.

L'hôte impromptu dégrafe son lourd manteau ourlé de fourrure et le remet entre les mains déférentes du valet. Il réajuste les crevés de son pourpoint de velours noir, puis lève le nez vers les pas de Léonore. Elle s'interrompt sur la dernière marche, tel un oiseau perché sur sa branche devant les moustaches du chat.

Une carrure épaisse, une couronne de cheveux dégarnis, des yeux outrecuidants. Le ruban d'un souvenir inconfortable s'enroule autour de sa gorge. Les mots d'accueil qu'elle s'apprêtait à prononcer s'envolent de ses lèvres.

Une autre voix, modulée d'un soupçon de circonspection, reprend son devoir.

— Monsieur de Château-Renault, que me vaut l'honneur ?

Léonore tourne la tête. Les pas de son père claquent sur les dalles du grand hall entre les pilastres cannelés et les vigies impassibles des statues. Il s'arrête devant le visiteur, brisant la ligne du regard incisif.

Trois coups de pinceau pour un songeWhere stories live. Discover now