21. Au nom de l'avenir de deux mondes

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Le percheron s'engage dans la rampe d'accès, dominée par la masse imposante de la tour Heurtault, et s'élève au-dessus du tapis d'ardoises de la ville. Depuis l'arche assez large pour un carrosse de bonne taille, un groupe de gardes en livrée fleurs de lys les observe d'un œil soupçonneux. Leurs regards s'attardent avec une insistance dédaigneuse sur la robe boueuse, les vêtements déchirés, les mines échevelées.

Deux d'entre eux se déploient avec un cliquetis d'armure et inclinent leur hallebarde dans un geste sans équivoque.

— Halte là ! Où croyez-vous aller ainsi, tous les deux ?

Léonore passe un coin de langue sur ses lèvres craquelées à la recherche d'une explication crédible sur sa tenue de souillon et la raison de sa présence.

« Je suis Brigit, fille du Dagda. Je viens m'entretenir avec votre roi, » suggère une voix dans sa tête – le parfait exemple de ce qu'elle ne doit pas prononcer.

Florimond se penche par-dessus son épaule.

— Tu t'adresses à Léonore Bérard, fille du seigneur de Bléré. Nous avons été attaqués par des bandits et demandons refuge.

Les deux plantons échangent un regard désarçonné. Leur routine bien huilée ne doit pas inclure des demoiselles boueuses en détresse. Heureusement, le cheval et son harnais de qualité apportent un poids non négligeable aux paroles de l'apprenti. Sans cela, ils les auraient vraisemblablement déjà renvoyés vers la ville basse au bout d'une pique, comme deux plaisantins de mauvais goût.

— Bérard, n'est-ce pas le nom de la pucelle qui s'est noyée tantôt ? hésite le premier d'un tiraillement de moustache.

— Je vais vous conduire au capitaine, décide le second dans une belle démonstration d'initiative.

Ils s'engouffrent à sa suite dans la gueule béante de la tour et émergent sur un parvis dallé, bordé de jardins raffinés. Sous les rayons de soleil plus cléments de ce début d'après-midi, des grappes de dames en toilettes chamarrées déambulent dans les allées gravillonnées tirées au cordeau, comme autant de fleurs bouffantes au gré d'un vent léger. Elles s'accompagnent de la galante conversation de quelques gentilshommes aux pourpoints rutilants. Celles dont le regard s'égare en direction des nouveaux arrivants retroussent leur nez poudré ou se penchent vers une voisine pour chuchoter un commentaire au creux de leur main.

Au fond de l'esprit de Léonore, une voix songeuse leur renvoie la politesse :

« Quels étranges atours ! On dirait une cour d'oiseaux gonflés pour l'hiver. »

Elle se masse les tempes avec une grimace dans l'espoir de reprendre le contrôle de ses pensées. Ce n'est vraiment pas le moment de s'égarer dans un autre monde. Elle va avoir besoin de toute sa concentration si elle veut parvenir jusqu'au roi.

Un valet empressé se précipite pour s'emparer des rênes de la noble monture et rate un pas devant la mise originale des visiteurs. Ses sourcils s'envolent vers les clochetons. Sa courbette vacille d'incertitude.

Sans se formaliser de l'accueil bancal, Florimond se laisse glisser à terre, passe les doigts au milieu de ses boucles pour un bénéfice douteux et renvoie un sourire radieux. Il pivote ensuite et lève la main en parfait courtisan pour l'inviter à descendre. Elle constate qu'il n'a plus son bâton. Sans doute l'a-t-il abandonné derrière lui quand ils ont fui les bandits. Léonore se raccroche à l'arc généreux de ses lèvres. Même en cette heure grave, même après avoir échappé de peu à la mort, il conserve une fraîcheur qui lui allège le cœur.

Elle tente de démonter avec grâce, mais l'effet est un peu gâché par ses lambeaux de robes et ses jambes flageolantes. À peine a-t-elle posé les pieds à terre, que ceux-ci manifestent leur état déplorable d'un pincement aigu. Elle ravale sa plainte et se retient à la selle. Le sol tangue légèrement, comme si le château d'Amboise voguait sur le courant placide de la Loire. Sa tête résonne de murmures qui ne lui appartiennent pas.

Trois coups de pinceau pour un songeWhere stories live. Discover now