1. Banquet, boulette et bal plané (2/2)

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À cet instant, des pas d'une précision d'horloger claquent leur mécontentement dans son dos. L'apprenti retire sa main avec une précipitation coupable, l'essuie subrepticement et se retourne face à la figure d'angelot de Francesco. Le disciple, second maître du château après le distrait Leonardo, le toise d'un regard à cailler du lait fraîchement tiré.

Les yeux réprobateurs prennent soin d'ignorer la langue pendante et la patte tendue juste à côté. À défaut de pouvoir se débarrasser du cabot – notion sur laquelle Mathurine a exprimé sa ferme opinion –, Francesco se contente de prétendre qu'il n'existe pas. Leur relation n'a pas vraiment débuté sous de bons auspices : l'envahisseur a osé s'infiltrer dans le Saint des Saints, l'atelier du maître, pour y planter ses crocs dans les pieds des chevalets, renverser la maquette de l'éventail à canons, et s'enfuir enfin en culbutant le zélé disciple accouru au vacarme.

— Puisque tu sembles revigoré, Florimond, tu iras à l'atelier. Les démonstrations sont terminées pour aujourd'hui et maître Leonardo vient d'accepter une commande de portrait. Or, j'ai remarqué qu'il n'y a plus de blanc de céruse ni d'ocre rouge et très peu de jaune de Naples. Prépares-en en suffisance !

— Tout de suite ?

Le broyage d'une seule couleur, en grains assez fins pour satisfaire l'exigence pointilleuse du peintre, demande une bonne heure de sueur et d'énergie. Sans parler du délicat mélange à l'huile de lin où chaque goutte compte pour obtenir la texture parfaite !

Les lèvres de Francesco se retroussent sur un sourire qui n'a rien d'amical.

— Pour ce soir, oui. Tu sais que maître Leonardo aime peindre de bon matin, quand la lumière encore douce de l'aurore exacerbe les couleurs.

Florimond sent ses propres couleurs déserter sa frimousse anguleuse.

— J'en ai pour jusqu'à la nuit !

— Eh bien, dans ce cas, tu ferais bien de t'y mettre sans tarder !

Sur cette injonction lapidaire, il pivote sur les talons et sort, la tête haute, le béret encore un peu terreux.

Florimond termine le gobelet refroidi et se lève sur un soupir.

— Francesco a raison. Il vaut mieux que je m'en occupe tout de suite.

Déjà lancée dans les préparatifs du prochain repas, Mathurine bringuebale de la tête en réponse. Son domaine s'arrête au seuil de ses fourneaux. Elle ne se mêle ni de peintures, ni d'inventions, ni de quelque autre lubie d'artiste.

Au bout du couloir, Florimond pousse avec révérence le lourd battant clouté menant au monde des prodiges. Un parfum inimitable de couleurs arc-en-ciel, de toiles étourdissantes et de secrets d'inventeur l'accueille en ami fidèle. Un frisson d'émerveillement le saisit, comme chaque fois qu'il pénètre dans la longue pièce peuplée de visages divins, de sourires énigmatiques, d'yeux rieurs et des semis encore mystérieux des dernières idées du maître.

Ce devait être à l'origine une salle de banquet, mais da Vinci l'a transformée pour bénéficier du puits de lumière des hautes fenêtres à croisées. Sous les grosses poutres, pas moins d'une dizaine de toiles, dans des états d'avancements variés, attendent les coups de pinceau qui les mèneront à la perfection. En maîtresse bienveillante de cette assemblée d'angelots et de saints, Mona Lisa lui sourit, imperturbable, du fond de son cadre.

Florimond défile devant ces compagnons familiers, les salue d'une courbette maladroite, effleure un coin de canevas, leur glisse un mot aimable. Debout au centre des regards, il tourne sur lui-même, embrasse son privilège miraculeux. Il se tient au cœur de la création. Une bulle d'hilarité remonte depuis son ventre, lui chatouille le nez et éclate dans l'atelier désert. Finalement, il n'est pas mis à la porte !

Trois coups de pinceau pour un songeWhere stories live. Discover now