29. Au nom d'un bloc de granit (2/2)

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Un nœud impuissant au ventre, Léonore regarde le spadassin rudoyer La Flèche hors de la pièce. Elle n'a pas compris tous les tenants et les aboutissants de la conversation, mais l'image générale suffit à lui soulever le cœur.

L'étrange créature ne bouge pas, imperturbable, aussi dépourvue d'émotions que l'argile qui l'a façonnée. Pour le secret de son éveil et pour un trône millénaire, Eochu a orchestré le massacre de familles innocentes, et les chrétiens se sont prêtés au jeu avec ferveur. Même si elle était trop jeune à l'époque pour peser d'une quelconque manière sur les événements, elle ne se sent pas particulièrement fière de ses coreligionnaires, surtout quand elle repense à certains passages de la lettre de Thomas Bohier.

Pourtant, aujourd'hui, elle reste silencieuse. Elle voudrait aider celle qui l'a sauvée des eaux, veillée, soignée, mais le moindre geste ou mot déplacé pourrait lui coûter son peu de liberté. Eochu la surveille, il s'interroge sur l'âme qui l'habite. Si elle conserve cet avantage, elle peut encore espérer contrer ses projets. Une ouverture, elle a juste besoin d'une ouverture. Il suffit que son si prévenant mari baisse sa garde. Elle doit se tenir prête. Elle ne disposera que de peu de temps pour trouver le roi, libérer La Flèche, s'enfuir par les souterrains.

En dépit de tout ce beau raisonnement, un mélange de honte et de révolte lui pique les yeux. La mercenaire s'est dressée devant le monstre de la rivière. En retour, elle n'a pas bougé le petit doigt. Seule une pâle dénégation lui a échappé quand la brute a voulu l'occire sur place. Elle aurait aimé lui parler, l'assurer de son soutien, l'exhorter à garder courage. Tous ces mots qu'elle ne pouvait prononcer, elle a tenté de les insuffler dans leur brève passe de regards – sans beaucoup de succès, elle le craint. La Flèche s'est-elle crue trahie ?

Léonore détourne la tête vers la rangée de fenêtres. Eochu ne doit pas voir ses larmes ; Brigit ne comprend pas sa peine. Depuis des siècles, des humains en massacrent d'autres, pour les richesses, pour le pouvoir ou même par crainte de la différence, et ils continueront, ainsi va le monde. Pourquoi s'émouvoir particulièrement du sort d'une mercenaire ou d'une poignée de juifs ?

Elles diffèrent.

Léonore commence tout juste à mesurer le gouffre qui la sépare de cette âme inhumaine, vieille de plusieurs millénaires, fille d'un être légendaire qu'elle n'ose appeler un dieu. Brigit ne l'aide pas pour sauver le roi de France ni par compassion pour sa vie insignifiante, mais parce qu'elle craint que le plan d'Eochu ne le conduise à sa perte, comme un millénaire plus tôt, lorsque les seigneurs de ce château ont déjoué ses glamours et l'ont enchaîné dans la mosaïque. D'une certaine manière, elle l'aime encore ou, du moins, elle aime un souvenir de lui. Elle aspire à le retrouver dans Tír na nÓg, marcher à ses côtés entre les murs veinés de mousses, dans les rues pavées de réminiscences, pour l'éternité.

La chute d'un objet insolite devant les arcades l'arrache au marais d'une ville oubliée. Un craquement retentit. Son cœur accélère de quelques battements. A-t-elle vraiment vu ce qu'elle croit ?

Elle s'approche d'un pas précautionneux en prenant garde aux fissures. Toute cette partie du château paraît prête à s'effondrer sur les rochers en contrebas. Elle prend appui sur une colonnade et étire le cou. Des débris fracassés jonchent les arêtes acérées. Un pan de cuir flotte sur l'eau, entraîné par un courant langoureux. Une main glacée se referme sur sa poitrine.

Une toile en forme d'aile de chauve-souris. L'ornithoptère. Florimond.

Dans le ciel limpide, un quatuor d'ombres passe au-dessus de sa tête avec un criaillement victorieux. Léonore scrute chaque repli de terrain dans une fébrilité anxieuse, cherchant et redoutant l'image d'un corps désarticulé, d'une tâche sanglante sur l'ocre de la roche. Le souvenir d'un sourire candide lui laboure le cœur. Est-il tombé à l'eau ? Elle n'a entendu aucune éclaboussure. Aucune tête bouclée n'émerge à la surface. À moins que les harpies ne l'aient emporté dans leurs serres pour le dévorer à loisir ?

D'abord La Flèche et maintenant Florimond. Les pièges tendus par Eochu ont eu raison de ses deux alliés d'évasion. La paix fragile d'un repas partagé sous la lune l'effleure, puis éclate en échardes. Ses paupières se rabaissent et libèrent une larme prisonnière. Elle sent son trajet le long de sa joue et l'intercepte discrètement. Elle ne doit pas pleurer.

Brusquement, tout lui semble vain. Ce qu'elle tente d'accomplir ici revêt-il encore un sens ? Même Brigit ne parvient pas à ramener son époux à la raison. Dès que Leonardo aura terminé le portrait, l'âme de l'ancienne reine se mêlera à la sienne. Ses souvenirs se dilueront dans ceux d'une autre existance, étrangère, mille fois plus vaste. La jeune fille de quinze ans appelée Léonore n'y survivra pas.

— Brigit ? invite une voix trompeusement douce. Monsieur da Vinci t'attend.

Par quelque ressort inexplicable, les mots l'aiguillonnent hors de son abattement. D'autres destinées sont suspendues à ses prochaines actions : celles du roi, de son frère, de son père, de tous les soldats massés devant les murs. Elle ne peut leur faillir.

Léonore ravale son chagrin, se tamponne le coin des yeux et pivote face à son monstre d'époux. Il s'est levé de son trône et la considère avec ce regard inconfortable qui lui transperce l'âme. Devine-t-il ?

— Tu me parais bien mélancolique.

— Tír na nÓg me manque, ce monde n'est pas le mien, répond Brigit par ses lèvres. Renonce, Eochu. Il n'est pas trop tard. Laisse leur roi à ces humains. Tu n'as pas besoin de ce trône. Rejoins-moi dans les allées du temps. Nous serons réunis pour l'éternité.

Il secoue la tête sans vraiment l'écouter.

— Tu ne comprends pas, Brigit. Une destinée tellement plus vaste nous attend. Tu mérites mieux que des pierres rongées d'oubli.

Il tend la main et elle s'en saisit, tout simplement parce qu'elle n'a pas d'autre choix. Ils quittent l'atelier, suivis par la vibration de pas d'argile.

Le peintre du roi est déjà à pied d'œuvre, peut-être un peu plus voûté que dans son souvenir, le bras droit toujours replié contre son corps. Il se lève de son tabouret à leur entrée et lui présente une chaise à haut dossier couverte d'un coussin de velours.

— Installez-vous, Mademoiselle. Ce ne sera pas très long.

Léonore s'avance d'un pas raide. Les coupelles de peinture sagement alignées et l'éventail de pinceaux lui évoquent bien plus un échafaud qu'une gracieuse séance de pose. Elle prend place avec, au ventre, la terreur rampante du condamné. Le bourreau lui soulève délicatement le menton et oriente son visage vers la lumière des fenêtres.

Sa barbe grise se fend d'un sourire attendri. Elle croit distinguer un reflet de griffe au fond de son regard. L'emprise d'Eochu. Lui aussi a sombré.

— Oh oui, des yeux magnifiques, murmure-t-il.

Léonore n'ose plus respirer. Un frisson se loge au creux de ses reins. Le peintre regagne son établi à petits pas, hésite devant son choix d'ustensiles avant de sélectionner le plus fin d'entre eux.

Du coin de l'œil, Léonore observe la haute stature du roi déchu flanqué de son gardien d'argile. Les mains derrière le dos, campé sur ses pattes de sanglier, il ne perd pas une miette des préparatifs. Manifestement, il tient à assister à la dernière touche qui lui rendra son épouse. L'apparente docilité ne le satisfait-elle donc pas ? Ne lui laissera-t-il jamais l'ouverture qu'elle appelle de ses vœux ?

Da Vinci trempe la pointe de son pinceau dans un pâle bleu céruléen et se tourne vers la fresque.

Da Vinci trempe la pointe de son pinceau dans un pâle bleu céruléen et se tourne vers la fresque

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Trois coups de pinceau pour un songeOn viuen les histories. Descobreix ara