3. Un mot envolé par la fenêtre (1/2)

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Léonore a eu bien du mal à expliquer à Isabeau qu'elle ne pouvait s'attarder, que son père souhaitait rentrer à Bléré. Son amie avait tout un lot de récents ragots à lui rapporter, entre le poète de chambre de la sœur du roi, l'avancée des travaux au château de Chenonceaux et les charmes dont le souverain entretient Françoise de Foix, dame de Châteaubriant, au grand dam du mari cocu.

Où donc a disparu Jacques ? Léonore a fait trois fois le tour de l'esplanade herbeuse où déambulent les invités, sans succès. En désespoir de cause, elle se rapproche des briques d'un rose églantine du château du Cloux, puis longe l'aile gauche liserée du crayeux de la pierre de tuffeau. Au-delà de la cour d'entrée, le parc descend en pente douce vers des frondaisons plus touffues. Léonore hésite un instant, puis s'engage vers le corps de logis principal, bordé de la tour octogonale d'un escalier intérieur. Quelques serviteurs vont et viennent, les bras chargés de victuailles ou de carafes précieuses, sans se préoccuper de sa présence. Seules les fenêtres à meneaux la regardent s'avancer, sous la rangée d'ardoises pimpantes tendues à l'assaut du ciel.

Un mot impromptu tombe à son oreille. Léonore lève le nez. À l'étage, un rayon de soleil se reflète sur un carreau entrebâillé – mal fermé sans doute. Les bribes d'une conversation étouffée flottent jusqu'à elle. En jeune fille bien éduquée, elle devrait passer son chemin, mais ce premier mot a piqué son attention. Il était question d'élection. Celle au trône du Saint-Empire ? Elle se rapproche du mur, le souffle un peu plus rapide.

Une voix harmonieuse s'exprime avec un léger accent qu'elle n'arrive pas à identifier.

— François a raison, les princes-électeurs céderont à une armée invincible à leur porte. Je saurai vous récompenser. Vous serez riche, puissant.

Sa peau se hérisse de chair de poule. Est-ce un homme ou une femme qui s'exprime ? La douceur trompeuse du timbre la perturbe. Il est suivi en réponse d'un filet de murmure si ténu que Léonore n'en saisit que des bribes. Puis le premier interlocuteur reprend, tout miel :

— C'est tout simple. Gagnez sa confiance. Il doit vous accepter dans son premier cercle.

La réplique suivante se noie dans un chuchotement.

— Vous doutez ? s'étonne la voix enjôleuse d'un ton plus mordant. Souvenez-vous de ce qu'il a fait.

Cette fois, la réaction rauque de haine crue perce jusqu'à Léonore.

— Je ne pourrais l'oublier ! Jamais ! Il doit souffrir autant que j'ai souffert.

Les paroles hargneuses s'enfoncent dans sa poitrine, comme si elle était la cible de cette hostilité. Elle vacille et plaque une main sur sa bouche pour retenir un cri.

La première voix apaise, mais chaque mot goutte d'un poison insidieux.

— Bien, très bien. Alors, agissez vite, agissez bien. Le temps nous est compté.

— Et quand il aura bu, que devrais-je faire ?

— Oh, rassurez-vous, le moment venu, tout s'éclaircira. Maintenant, partez, nous ne devons pas être vus ensemble.

Un grincement de parquet signale la fin de la conversation. La main toujours serrée sur ses lèvres pour prévenir son trop-plein d'émotions, Léonore se précipite vers le porche d'entrée.

Les serviteurs ont laissé le battant ouvert pour faciliter leurs allées et venues. Elle le franchit sous un brouillard paniqué. Des pensées informulées tambourinent dans son crâne. Elle peine à trouver un sens à ce qu'elle vient d'entendre, mais une certitude se cristallise : un complot, elle a surpris un odieux complot ! Quelqu'un est en danger !

Il faut qu'elle découvre qui parlait dans cette pièce !

Léonore pile net au milieu du hall principal désert. Ses yeux fébriles sautent d'une porte à l'autre : des corridors, des salles aveugles. Sur sa gauche s'élargit le perron de l'escalier d'honneur. Des semelles claquent dans le colimaçon.

Sainte Marie, on vient !

Elle plonge, se plaque contre l'un des pilastres de marbre et se fige. Le comploteur l'a-t-il vue ? Comment réagira-t-il s'il comprend qu'elle a tout entendu ? Un martèlement lui ébranle les côtes. Ses jambes flageolent. Ses mains tremblent. Elle les colle contre la pierre froide et puise un réconfort dans la solidité du contact.

Les pas atteignent le palier et s'engagent dans la dernière volée de marches. Ils passent juste derrière sa nuque – elle n'ose même plus respirer –, puis achèvent leur descente dans le hall.

Léonore a l'impression qu'une main lui enserre la poitrine, la tête lui tourne un peu, mais elle doit savoir. Elle se décolle légèrement du pilier et risque un œil.

Un homme de taille moyenne, sanglé dans une veste de cuir bouilli, lui tourne le dos. Des bottes montent sur ses chausses, une épée repose sur sa hanche. Un spadassin ? Est-ce lui qui dialoguait avec la voix sirupeuse ?

Elle réalise – un peu tard – que si l'inconnu se retourne pour sortir par la porte principale, il va tomber droit sur elle. Prise au piège ! Elle n'ose même plus bouger le petit doigt. Le bretteur regarde à droite et à gauche de l'air furtif de quelqu'un qui n'a pas la conscience tranquille. Le chassé-croisé de lumière des fenêtres éclaire un profil anguleux, une fine moustache. Le reste du spectacle étrangle un cri au fond de la gorge de Léonore. Elle se mord la langue. Un cache de cuir recouvre l'œil gauche et une longue cicatrice mange la joue jusqu'à la commissure des lèvres dans une grimace permanente. Une vraie tête de coupe-jarret !

Un brouhaha de conversations s'invite par une des portes du fond. Une compagnie nombreuse passe sur le rythme de la promenade et s'éloigne, sans doute vers l'arrière du château et ses jardins. D'un hochement de menton, le spadassin s'engage dans cette direction et disparaît par la porte.

Léonore relâche un souffle qu'elle n'avait pas conscience de retenir et se raccroche à la rambarde. Les murs oscillent un peu. Elle déglutit, se reprend. Une pensée creuse son chemin à mesure que les coups dans sa poitrine retrouvent un rythme normal.

Il y avait deux personnes dans la pièce, où reste la seconde ? Est-elle encore à l'étage ?

L'estomac au bord des lèvres, elle s'approche de la première marche et soulève le pan de sa robe. Une erreur, sûrement. La prudence voudrait qu'elle tourne les talons et informe son père de ce qu'elle vient de surprendre. Son chausson de cuir épouse le marbre sans un bruit. Au diable, la prudence ! Le temps qu'elle avertisse l'autorité paternelle, il sera trop tard. L'autre comploteur aura fui.

Elle s'élève ainsi, un pas après l'autre, sans vraiment mesurer la portée de son acte. Elle doit savoir. Une curiosité plus forte que tous ses instincts la pousse en avant. Si elle croise quelqu'un, elle prétendra s'être égarée, voilà tout.

Léonore débouche sur le palier désert et s'oriente d'un regard à la ronde. L'aile droite s'ouvre par une porte entrebâillée sur un rai de lumière. L'huis grince sous un léger courant d'air. Les bruits de la fête lui parviennent, assourdis, en fond sonore de son exploration illicite. Elle frotte ses mains moites l'une contre l'autre, prend une inspiration et tire le battant.

Il dévoile une sorte de petit salon ou de boudoir douillettement meublé, tendu de tapisseries pour chasser la fraîcheur des murs. Le soleil de fin d'après-midi repeint tables et fauteuils de tons chaleureux. Des pétales de lumière dansent dans l'air un peu poussiéreux. Tout est parfaitement désert.

Un éclair noir, aperçu du coin de l'œil, précède un battement sec.

Léonore pousse un cri strident. Elle pivote, une main en protection sur la poitrine. Une ombre emplumée s'élève derrière le carreau de fenêtre et se perd dans l'azur.

Le grincement d'un rire soulagé s'échappe de ses lèvres. Une corneille ! Elle s'effraie d'une maudite corneille. Sous sa paume, un tambour bat le tocsin. L'oiseau a dû avoir aussi peur qu'elle. Elle se ressaisit d'un balancement de tête, avance d'un pas ferme et referme le carré de vitre. Le geste simple lui permet de reprendre ses esprits. Elle est arrivée trop tard. L'autre larron est sûrement reparti par quelque escalier de service. Il doit être loin, maintenant.

Elle reste seule, avec des questions plein la tête.

Trois coups de pinceau pour un songeWhere stories live. Discover now