Je me vautre dans le canapé de John et me masse les tempes du bout de mes index.
— Il est encore un peu tôt pour s'enivrer, non ? s'écrit-il depuis la cuisine.
— Je devais repasser chez moi, seulement je n'avais pas envie d'être seule.
— J'ai compris, après tout il n'y a pas d'heure.
Peu après, il s'installe en face de moi et remplit deux verres de glaçons.
— Tu ne devineras jamais sur qui je suis tombée en allant faire les courses... commencé-je, en cherchant son regard.
Il ouvre la bouteille, tout en plissant le front.
— Ton ex ?
— Pire. Mark.
Les yeux ronds, il lève la tête vers moi tout en remplissant nos verres.
— Merde ! lâche-t-il.
L'alcool qui déborde se répand sur la table, et commence déjà à goutter sur le sol. Il attrape un mouchoir pour éponger à la va vite, puis reporte son attention sur moi.
— Il n'était pas censé être mort, celui-là ? s'étonne-t-il.
— C'est ce que l'on croyait, oui. Il m'a dit que ses ravisseurs l'avaient déposés chez lui, la semaine dernière.
Aussi perplexe que moi, mon ami se redresse.
— C'est possible, selon toi ?
— J'en sais rien. Mon instinct me hurle que cette histoire pue, mais d'un autre côté, je ne comprends pas pourquoi il aurait inventé tout ça.
— Pour justifier le fait qu'il te plante à Mexico ? propose John.
— Ce serait un peu extrême. Et puis, certes, il est bourru, mais ça reste un bon gars.
Perdue, je passe une main sur mon visage.
— J'ai l'impression que je deviens dingue, que je vois le mal partout.
— Tu as vu des choses très moches, ça te donne le droit de déraper un peu.
J'attrape l'un de ses affreux cousins et lui lance en pleine tête.
— Merci pour ton soutien.
— On ne peut jamais être honnête.
Pour se faire pardonner, il me tend un shooter accompagné d'un clin d'œil.
— À ta folie passagère !
Il lève son bras vers moi pour trinquer, puis avale d'une traite le liquide transparent. Je l'imite, grimace avant de croquer dans une chips afin de faire passer le goût.
— Tu veux qu'on sorte faire la fête ? me propose-t-il.
— Non, je préfère qu'on reste ici.
— On se matte une comédie romantique ?
Je l'étudie tout en lui répondant.
— Qu'est-ce qui cloche chez toi ?
— Mon père se pose la même question.
La moue que j'affiche le fait ricaner. Son paternel n'a jamais accepté son homosexualité, et cela fait des années qu'ils ne se sont pas vus.
— Pardonne-moi de te l'apprendre, mais ton géniteur est un gros con.
— Comme le tien, ma belle.
— C'est pas faux...
Nos rires sont réconfortants, tels une bouffée d'oxygène, ils m'offrent durant un court instant, un moyen de mettre ma vie sur pause. John en profite pour me rejoindre sur le sofa, il passe son bras autour de mes épaules et je pose ma tête sur la sienne.
— Tiens, choisis, me dit-il. Mais, il y a plutôt intérêt que les mecs soient canons.
Il lance la télécommande sur mes cuisses tandis que je lève les yeux au ciel.
J'adore ce mec, toutefois le fait qu'il soit incapable de rester en place plus de dix minutes me tape sur les nerfs. Le film débute à peine qu'il s'est déjà levé à maintes reprises sous prétexte de nous resservir, d'aller aux toilettes ou de commander des pizzas. Sa bougeotte me donne le tournis, si bien que quand il réapparaît après avoir flirté avec son boss au téléphone, je lui intime l'ordre de rester assis. Et ça fonctionne, jusqu'à l'arrivée du livreur, ce qui est déjà un petit exploit.
Il est plus de minuit lorsque je coupe Netflix, et laisse le journal télévisé en fond sonore. Sur le point d'exploser, j'ouvre le bouton de mon jean puis bâille sans retenue.
— J'ai trop bouffé, m'apprend John.
— Idem.
— Tu connais cette appli ?
Il me fourre son portable sous les yeux, et attend que je hoche la tête de la droite vers la gauche pour m'en dire plus.
— Ça te permet de rencontrer ton plan cul parfait. Il paraît que c'est scientifiquement prouvé !
Je plante mes pupilles dans les siennes afin de lui montrer à quel point je suis dubitative.
— Je t'inscris ? me propose-t-il avec un rictus.
— Sans façon.
Il hausse les épaules tandis qu'il reporte son attention sur le téléphone.
— Tu en penses quoi de lui ?
Sur la photo, un type torse nu, embrasse un minuscule chien devant l'objectif.
— J'aurais préféré ne jamais voir ça, répliqué-je en repoussant son écran.
Comme si mes paroles n'avaient aucune signification pour lui, il réitère son geste pour me présenter cette fois-ci, un homme nu comme un vers qui cache ses attributs à l'aide de sa main.
— Par quoi je commence ? lui demandé-je, d'un air dégoûté. Le fait que cette image hantera mes cauchemars, ou que seulement trois doigts sont nécessaires pour dissimuler ses bijoux de famille ?
Il se marre et en réponse, mes lèvres s'étirent.
— Il me plaît bien. C'est dommage, il vit à Washington.
— Pourquoi est-ce que tu n'ajoutes pas un filtre pour la localisation ?
Outré, il pose ses iris sur moi.
— Si je suis le meilleur coup de leurs vies, ils peuvent bien faire quelques centaines de kilomètres, non ? Je lui ai envoyé un message, s'il ne se pointe pas avant demain soir, il peut aller se faire voir.
Je soupire avant de me pencher pour attraper une bouteille d'eau.
— Et lui ? renchérit-il.
— John, j'en ai ras le bol de voir des mecs à poil.
— Tu as changé de bord ?
J'avale une gorgée afin de ne pas lui répondre, seulement il n'est pas dupe.
— Il te manque, c'est ça ?
— Disons que c'est compliqué...
— Pas tant que ça, si tu y réfléchis bien. Il est beau comme un Dieu grec, et sait se servir de sa langue comme personne si j'en crois tes dires.
Bouche bée, je le toise avec un certain mépris.
— Je n'ai jamais dit ça.
— C'était sous-entendu, assure-t-il.
— Je ne crois pas, non.
— Pourquoi est-ce que tu ne vas pas le rejoindre ?
— Ma vie est ici.
— Ne me baratines pas, Joy. Tu refuses tous les entretiens d'embauche, et tu passes ton temps cloîtrer chez toi. Il en est forcément la raison.
— Et si je n'étais pas faite pour ce métier ?
L'expression triste qu'il arbore en m'observant, me fait presque regretter ma question.
— C'était une première expérience merdique, je te l'accorde, mais tu t'en es sortie comme une pro.
— Ces images me hantent, chuchoté-je, la gorge nouée.
— Et c'est le contraire qui serait inquiétant.
— Je ne suis pas certaine de pouvoir vivre avec ça, au quotidien.
— Alors fais des reportages chiants : des querelles de voisinages, les plus gros mangeurs de hot dogs ou sur les fêtes de fin d'année.
— Je suis sérieuse, John.
— Je le sais ma belle, réplique-t-il d'un ton posé.
Ses doigts se pressent autour des miens pour me témoigner son soutien.
— Accorde toi un peu de temps, ok ?
Je valide ses propos d'un geste de la tête.
— D'autant plus que ton stage sera finalement validé ? renchérit-il.
— Ouais, c'est ce que Mark m'a assuré.
— Tout se termine bien finalement.
Son optimiste ne déteint pas sur moi malgré mes efforts.
— Trouve-moi un mec. Je vais faire du thé.
Pour appuyer ses propos, il jette son téléphone dans ma direction que je rattrape in extrémis. J'hésite à l'envoyer bouler, néanmoins je n'ai pas le cœur à le contrarier. Après m'être installée confortablement, je fais défiler les profils. Ces hommes n'ont aucune limite, mais une affection particulière à poser, à moitié nus. Je décide de me prêter au jeu et like ceux que je pense être aux goûts de mon ami. Quand il me rejoint, il colle son visage contre le mien pour mieux voir l'écran. Les candidats se succèdent et leur manque d'originalité également.
— Oh purée ! Il est canon, lui, souffle John trop près de mon nez.
— Tu pues l'alcool, recule.
Juste pour m'enquiquiner, il m'envoie son haleine en pleine tête ce qui lui vaut mon poing dans l'estomac. Je reporte mon attention sur le portable, le visage figé.
— Il n'est pas mal, approuve mon meilleur ami. Mais, il habite à Mexico, trop loin, même pour moi. Passe au suivant, Joy.
Mon cœur bat si fort qu'il pulse sous mes tempes.
C'est quoi ce délire ? Non c'est impossible.
Je secoue la tête afin de m'assurer que l'alcool ne me joue pas un mauvais tour. Ça n'a aucun sens. Pourquoi sa photo apparaît sur ce site pour hommes ? Je clique dessus et ignore le tremblement de mes mains.
— Je t'ai dit qu'il ne m'intéressait pas, se plaint John.
Son nom me saute aux yeux, et ma gorge se serre tellement que chaque inspiration devient douloureuse.
— Je le connais, murmuré-je d'une voix éraillée.
— Qu'est-ce-que ça veut dire ?
— Je me pose la même question. Regarde son pseudo.
— Luis, lit-il à haute voix. Attends une minute, ce n'est pas comme ça que s'appelle la prétendue victime d'Ezequiel ?
— Si.
— Je ne comprends pas.
Contrairement à moi, même si je refuse d'envisager cette possibilité. Celle qui signifie que je me suis fait duper sur toute la ligne. Celle qui prouve à quel point j'ai été stupide. Celle qui démontre que je n'ai aucun bon sens.
Ce fils de pute s'est joué de moi depuis le début, et maintenant tout devient limpide.