Chapitre 35 : Baroud d'honneur

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La meute surgit des ténèbres. Ils étaient douze. Douze êtres de chair et de sang face à des androïdes mécaniques, face à des Goliaths de métal, face à des titans monstrueux. Douze êtres soudés par le même destin, hurlant à pleine gorge dans leur charge ridicule, désespérée, sans le moindre espoir de réussite. Pourtant, aucun n'hésita. Aucun ne recula. Tous ignorèrent la chaleur écrasante, tous plissèrent les yeux face à l'astre solaire rasant, tous refrénèrent les tremblements de leurs mains, tous savaient ne pas avoir le choix. Ils ouvrirent le feu en un même ensemble. Leurs ultimes roquettes et grenades furent libérées en baroud d'honneur. Puis ils se plaquèrent contre le sable brûlant, priant pour que le dénivelé des dunes les protègent.

Un cataclysme de feu et d'acier s'abattit. La poussière se souleva sous le souffle des explosions, dispersée par des grêles de traits blancs. Les projectiles criblaient le sable, gagnaient en précision, se rapprochaient au point de les frôler. Un premier cri d'agonie parvint aux oreilles de Kyle. La voix de Sasha. Un autre suivit, méconnaissable. Puis encore un autre.

Ils mourraient les uns après les autres.

Et alors que tout semblait perdu, que la mort s'apprêtait à les cueillir dans sa cruelle étreinte, l'impossible advint : les Phœnix des hauteurs, grâce au répit offert par l'intervention de la meute, s'étaient étirés en une longue ligne où rugirent un demi-millier de fusils. Au même moment, des grappes de rebelles chargèrent l'armée robotique depuis des points de sortie invisibles du complexe. Ces renforts inopinés, galvanisés par l'exemple de la meute, risquèrent leur vie pour les sauver.

Les machines, encerclées de toute part, ne savaient plus quelle cible revêtait la plus grande priorité. Les balles déchiquetèrent les androïdes, les Goliaths vacillèrent et les Prédators... ne purent rien faire. Trop gros. Trop imposants. Pas assez nombreux. Ils étaient incapables de réagir à ce retournement de situation.

» Je...crrr... hommes... crrr... éva... crrr... te... grésilla la radio de Kyle à sa jambe, avec tant d'interférences que la voix de Jeronovich était à peine reconnaissable. Vos... crrrr... exploseront... crrr... cinq minutes !

Ils devaient rejoindre les hauteurs. Les ramifications du complexe fédéré étaient si tentaculaires qu'aucun endroit dans la cuvette ne garantissait la survie contre l'explosion finale. Les autres rebelles le savaient eux aussi. Ils foncèrent vers la falaise de sable au milieu des détonations, des balles traçantes et des jambes démesurées des Prédators. La meute se fondit dans ce flot tumultueux. Ils coururent, puisant dans leurs ultimes forces, s'affranchissant de toutes limites physiques, avec comme seul et unique carburant la certitude que tout s'achevait ici et maintenant. D'une manière ou d'une autre.

Les géants de guerre firent barrage. Oleksander, qui devançait Kyle, fut réduit en bouillie de viande sous une serre monumentale. Le monstre se pencha avec une vélocité stupéfiante et fit pivoter son corps sphérique avec violence. Son aile, presque au ras du sable, partit tel un coup de fusil vers Kyle. Il bondit de justesse par-dessus le tranchant de métal. En réaction, l'aile se stoppa net et repartit en arrière pour le cueillir en plein vol.

La douleur l'étrangla. Il se fracassa contre le sable. Il n'était plus qu'une masse de souffrance, perdue dans un nuage de poussière. Des hoquets et une écume écarlate suppuraient de sa bouche. Le moindre mouvement, le geste le plus infime crispait son corps. Pourtant, il se redressa. Il lutta contre les décharges électriques saturant ses muscles. Il serra les dents, grogna d'affliction, comprima d'une main fébrile son abdomen, épicentre du séisme de souffrance qui ébranlait sa chair jusque dans ses os.

Il esquissa une série de pas hagards dans le brouillard de sable. Une explosion dispersa les particules, révélant Kyle aux tirs du Prédator. Un obus manqua de le percuter de plein fouet, lui rasant le crâne et s'écrasant loin derrière lui. Mais il ne chercha pas à fuir. Il en était incapable. Il leva à la place son fusil en un geste d'auto-défense désespéré. Le laser fusa. Le trait incandescent s'enfonça dans un canon de la machine, celui qui s'apprêtait à lancer une bombe qui ne le manquerait pas. L'engin de mort explosa sous la chaleur du tir. Une réaction en chaîne se déclencha, si bien que le Prédator fut pulvérisé de l'intérieur. Les restes calcinés du colosse de métal s'écrasèrent au sol. La secousse de l'impact manqua de renverser Kyle dans sa course aussi claudicante qu'effrénée.

Il s'efforça d'oublier la souffrance, d'ignorer son abdomen qui s'ouvrait en un gouffre de plomb fondu, de tout simplement poser un pas après l'autre, toujours plus vite, toujours plus vite, toujours plus vite.

Les survivants de la meute disloquèrent à force de tirs les articulations d'un Prédator. Le titan bascula en avant, bec dans le sable, hors d'état de nuire. Les rebelles s'empressèrent de rejoindre leur capitaine dans l'ascension de la pente abrupte.

— Alors, cap'taine ! s'exclama Léon en le rattrapant avec Ezequiel. On se fatigue ?

Kyle émit un rire qui se transforma en râle.

— C'est juste pour que... hmm... vous ayez toujours l'impression d'être jeune !

Tant bien que mal, il rejoignit les hauteurs. Les derniers Prédators les talonnaient. Ils avançaient de leur lourde démarche tout en s'élevant à chaque pas. Leurs canons menaçaient à tout instant d'atteindre le niveau des rebelles.

» Ici Jeronovich ! grésillèrent les radios en un ensemble parfait, muant la voix gutturale en éclats de tonnerre. Les charges vont exploser ! Alors pour tous nos comrades morts, pour le sang et la sueur versés, pour la liberté d'exister, QUE CETTE GUERRE S'ACHÈVE !

Le hangar décrépi et ses fortifications disparurent dans un flash aveuglant. Une boule de feu monumentale souleva un énorme geyser de sable qui parut crever les rares nuages dans le ciel. Des clameurs de joie emplirent la Vallée de la Mort. Des exclamations éparses qui s'unirent en liesse euphorique sitôt que la poussière se dissipa : ne restait plus qu'un entonnoir de sable fumant. Les rares machines qui n'avaient pas été pulvérisées ou ensevelies demeuraient immobiles. Elles n'étaient plus que des mannequins de métal. Et ainsi en allait-il sur toute la surface du globe.

— C'est fini ! exulta Miranda. C'est enfin fini ! On a gagné !

Son regard embué par des larmes de joie se porta vers Kyle et se glaça d'horreur.

— Capitaine... Tu es blessé !

— Rien de grave, mentit-il, conscient que de nombreux rebelles présentaient de bien pire blessure que la sienne et méritaient d'être soigné en priorité. Je vais...

Sa phrase se noya dans un grognement de douleur. Ses jambes flageolèrent. Sans l'intervention de la rebelle, il se serait effondré d'un bloc. Tout en le soutenant d'une main sûre, elle alerta le reste de la meute. Ils se dispersèrent à la recherche de secours, appelant un médecin pour couvrir le joyeux tumulte des rebelles. Kyle porta une main à son abdomen. Ses doigts rentrèrent en contact avec un liquide chaud et visqueux. Un liquide en si grande abondance qu'il parvenait à traverser les épaisses couches de son armure. Sa vision de plus en plus floue fixa une large déchirure dans le tissu, le kevlar, le blindage et la chair où s'ouvrait un lac pourpre.

Des silhouettes semblables à des fantômes surgirent auprès de lui. Il reconnut Sandrine et Léon. Un troisième spectre le poussa à s'allonger. Son dos rentra en contact avec le sable brûlant. Le ciel tournait en un manège émétique. Le monde n'était plus qu'un mélange confus de bruits. Des vagues de souffrance le submergèrent, la dernière toujours plus terrible que la précédente. Sa conscience s'effrita.

Il sombra corps et âme dans le néant.

Les Cendres d'un Rêve [Terminé]Where stories live. Discover now