Chapitre 43 : Le taudis des uns est le foyer des autres

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Des millions d'âmes tourbillonnaient dans un gigantesque siphon astral. Les lignes de spectres aux formes humaines se détricotaient en longs filaments argentés et convergeaient vers le centre du trou noir. L'implacable force d'attraction de la guerre se nourrissait de ces turbulences de défunts pour grossir, grossir et encore grossir, pour happer dans ses courants d'argent de nouvelles vies, pour un jour être capable de refermer sa gueule de vide sur l'humanité entière.

De ces flots d'âmes anonymes surgirent la cinquantaine d'hommes et de femmes croisés lors de la révolte. Les ectoplasmes accusèrent Kyle de les avoir abandonnés, oubliés, trahis. D'avoir préféré suivre sa quête personnelle à celle de la meute, des Phœnix et de l'humanité. Il répondit que plus rien n'avait de sens. Que même s'il était prêt à mourir pour rétablir la paix mondiale, même encore aujourd'hui, il ne pouvait plus voir mourir. Il se défendit surtout que leur combat avait été perdu bien avant la mort d'Enmyo. Bien avant la chute de la Fédération. Bien avant le pacte avec les démons de Cerberus.

Les Phœnix s'étaient formés par réactance trop longtemps bridée, par un instinct de survie poussé dans ses retranchements par la Fédération Terrienne. Ils avaient érigé Enmyo en catalyseur de leur rage, l'avaient mué en un rouage essentiel de la révolution au point de le déifier, d'oublier qu'il n'était qu'un mortel parmi tant d'autres voué un jour à disparaître. Ils avaient agi dans l'urgence. Une urgence puissante, certes, mais surtout lourde et pâteuse. L'humanité, encore embrumée des rêves de sa trop longue claustration, n'avait songé qu'à recouvrir sa liberté et non à ce qu'elle en ferait. Elle avait omis de se projeter dans la part la plus périlleuse de son combat. Dès lors, elle avait déjà échoué, se condamnant au fer d'une nouvelle dictature ou au chaos d'une condition animale.

Les rémanences oniriques de ce cauchemar le poursuivirent sur le chemin de terre battue de la Fosse aux Trois Épées, parmi les cultures d'Osbiek et dans les Bois Sombres. Des pensées étranges se formulèrent dans son esprit. Le destin de la révolution, dont les erreurs ne lui étaient apparues qu'après coup, avait-il été anticipé par Enmyo ? Le leader aux cheveux d'argent avait-il alors choisi de passer outre, de les surmonter et de remplir une fois encore son rôle de guide ? Ou la succession de tristes événements depuis sa mort faisait-elle partie de ses prévisions ?

Quelle idée ridicule... Il se força presque aussitôt à la chasser de son crâne. Pourtant, quelque chose en elle lui glaçait le sang. Elle s'accrochait à ses neurones avec la ténacité d'une tique. Seule la vision de Saned à travers la cime des arbres parvint à l'arracher.

Une échancrure dans la voûte nuageuse coulait un puits de lumière sur la butte du village. Le clocher de l'orphelinat scintillait tel un phare. Le manoir d'ivoire dominait toujours les autres habitations décrépites par son hauteur et sa prestance. De la fumée s'élevait des rares cheminées. Il arpenta les ruelles de terres battues en ayant l'impression de faire une incursion dans ses propres souvenirs : rien n'avait changé. Nostalgie et soulagement, euphorie et terreur, fébrilité et excitation se répandirent dans ses veines. Le bouillon d'émotions le rendit imperméable aux exclamations effarées des villageois sur son passage, lui permit de fendre le groupe d'orphelins qui le prenait pour un marchand itinérant avec son gros barda et le guidèrent jusqu'à l'amas de tôle, de béton et de bois qu'il appelait sa maison.

Le bras tremblant, il toqua contre la porte charclée par les intempéries.

Aussitôt, la voix assourdie d'une femme résonna à travers le battant :

— Non, Vlad ! Tu restes à table pendant que je vais voir qui c'est. NON ! Qu'est-ce que je viens de dire ?

Des bruits de pas résonnèrent. S'unirent avec les pulsations du cœur de Kyle, martelant ses côtes dans un tambourinement frénétique, proche de l'implosion. Toutefois, lorsque le battant bascula, lorsque Sophie apparut, tout se tétanisa. Son cœur. Son corps. Son esprit. Elle. Les autres. Le monde. Seuls les cheveux en fibre de nuit dansaient dans la brise, voltigeant autour d'un visage diaphane, éclipsant les deux étoiles aux éclats d'émeraude de ses yeux, caressant de leur pointe les lèvres entrouvertes de stupéfaction.

Les Cendres d'un Rêve [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant