Chapitre 13 : Une famille

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La survie quotidienne reprit très vite ses droits sur les Sanediens. Les sombres événements qui avaient secoué, ébranlé et broyé leurs vies furent balayés dans l'oubli à une vitesse sidérante. En moins d'une semaine, plus personne ne faisait allusion aux Phoenix, à la Fédération Terrienne, aux massacres des Terres Désolées et aux violences subies. Kyle ignorait s'il convenait d'acclamer l'incroyable résilience humaine ou s'inquiéter de cette amnésie collective, mais il ressentait dans le village une très forte envie d'oublier. Si puissante et unanime qu'elle ne possédait rien de naturel. Elle se muait, selon les personnes et les envies, en un voile soyeux jeté sur la peur, en un rassurant rempart contre les souvenirs traumatiques, en un douillet cocon de déni. Sous son impulsion, les derniers défenseurs de Saned abandonnèrent leur poste, sous prétexte que « toute cette histoire était terminée ». Ne comprenaient-ils pas au contraire qu'elle ne faisait que commencer ?

Pour autant, tous ne succombèrent pas à la facile tranquillité de l'oubli : Oksana et Basil Morozov, dès lors qu'ils apprirent que Kyle était chargé de récolter des provisions pour les phœnix, lui apportèrent de la laine, des outils, des vivres et du bois. Ils se démunirent de tout, à tel point que Kyle se sentit obligé d'en refuser l'essentiel.

— Prends tout et fais pas chier, corniaud, grommela le doyen du village.

— On espère que ça servira à notre petiot... ajouta Oksana. Et que ça aidera à venger l'autre.

Sans un mot de plus, les deux vieillards s'en allèrent. Leur exemple poussa un petit nombre de familles des engagés et des victimes à en faire de même, si bien que Kyle amassa une quantité appréciable de provisions. Le convoi de ravitaillement Phœnix, déguisé en une vulgaire caravane marchande, survint peu après. Les rebelles chargèrent l'ensemble des dons dans leurs camionnettes rouillées, sans pouvoir masquer leur étonnement d'une telle profusion.

La fierté qu'en ressentit Kyle le propulsa dès le lendemain sur les routes. Il visita une à une les communautés voisines, craignant à chaque fois de tomber sur des ruines à l'image de Naranvozh, un escadron de machines ou des charniers. Heureusement, les hameaux perdus restaient plein de vie. À sa plus grande surprise, il parvenait à capter l'attention de ces personnes étrangères et si proches à la fois. Les survivants des Terres Désolées l'écoutaient, happés par son histoire délivrée de manière simple et brutale, inconcevable et pourtant réaliste, bourrée d'horreurs mais aussi d'espoir. Il lui suffisait généralement à la fin de son récit de demander de l'aide pour en obtenir la promesse sous toutes les formes possibles.

Cependant, il ne se contenta pas de remplir bêtement sa mission : il tissa avec les autres communautés un maillage d'unité. Il accepta de les aider à organiser une défense rudimentaire, de mettre en place des réseaux de sentinelles, des échanges fait de bric et de troc, ainsi que le partage d'un peu d'humanité. Même les rares villages où il avait été chassé sous la menace des fusils finirent par les rejoindre.

Entre deux expéditions sur les routes de Sibérie, Kyle chassait du matin au soir dans les forêts et les landes. Un jour de neige, alors qu'il s'apprêtait à déposer trois lièvres à la collectivité du village, il tomba nez à nez avec Sonia.

— C'est fait... souffla-t-elle en un unique nuage de buée.

Des lianes blondes émergeaient de la capuche de sa combinaison de chasse pour s'accrocher à un visage émacié, creusé de fatigue et... profondément mélancolique. Elle avait encore un sac et un fusil sur le dos, ainsi que de la boue jusqu'aux genoux.

— Je suis venu annoncer à Lev que j'étais de retour. D'ailleurs, donne-moi tes prises du jour. Je vais m'en occuper.

— Non... Tu viens juste de rentrer, Sonia. Tu dois te reposer.

Les Cendres d'un Rêve [Terminé]Where stories live. Discover now