Chapitre 3 : Entre plomb et mots (1/2)

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Jacob Shepard s'accouda à la table ronde de son salon, le menton niché dans ses poings et la tête ailleurs. Autour de lui, quatre autres villageois discutaient à tour de rôle des préparatifs de Saned pour l'hiver. Il ne parvenait pas à les écouter. Il savait d'avance qui allait parler et pour dire quoi. La même rengaine se répétait chaque année. Il lui suffisait d'opiner de la tête entre chaque pause pour relancer le monotone flot de parole.

Son regard volait d'un intervenant à l'autre, se perdant de plus en plus souvent dans les recoins de la petite pièce. L'unique fenêtre n'était plus qu'un carré d'obscurité nocturne. Dans la lumière tremblante d'une bougie presque entièrement consumée, un poste de diffusion radio occupait à lui-seul un bureau branlant. Les autres meubles de la pièce croulaient sous des paquets de feuilles volantes. L'un des nombreux schémas s'était même échappé du fatras de papier pour grignoter tout un pan de mur. La seule touche de décoration personnelle trônait au-dessus de la cheminée crépitante : une photographie de lui-même perdue au milieu d'une douzaine d'autres individus. Les premiers pionniers de Saned. Bien évidemment, Lander se trouvait au premier rang.

Déjà douze ans. Non, treize. Treize ans que ce cliché avait été pris devant le manoir alors en pleine restauration. Il fixa un instant le sourire béat de sa version rajeunie. Avec l'aide du riche philanthrope, qui ressemblait déjà à un vénérable lion avec sa crinière blonde et sa silhouette féline, il était persuadé que leur petit groupe de réfugiés pourraient transformer les ruines qui entouraient le manoir en un paradis terrestre. Une utopie vivante. Un sanctuaire hors de portée de la Fédération Terrienne.

Toute sa vie, il s'était acharné à concrétiser ce rêve. Avec une telle ardeur, un tel feu intérieur que les autres pionniers lui avaient demandé de devenir le maire de leur communauté balbutiante. Il avait endossé cette charge sans que jamais elle ne devienne un poids. Bien au contraire, elle lui avait conféré des ailes : enfin, il avait trouvé un exutoire à son énergie débordante. Il n'avait eu de cesse d'ouvrir la voie du progrès. Les embûches et revers rencontrés sur cette si longue route n'avaient jamais altéré ses certitudes et son optimiste.

Par exemple, les panneaux photovoltaïques arrachés par un monstrueux blizzard ? Il aurait de toute façon fallu les changer. Les maisons parties en fumée avec un feu de forêt lors des canicules ? Ce serait l'occasion de construire plus grand. L'hécatombe lors de la dernière pandémie ? Les survivants étaient vaccinés.

Sous l'impulsion de cet opiniâtreté d'acier, Saned avait prospéré. Mais aujourd'hui, il sentait que le village stagnait, comme si la voie du progrès, qui s'était toujours illuminée à la manière d'une piste atterrissage à ses yeux, ne brillerait plus jamais. Dans les ténèbres de l'incertitude, chaque pas en avant se soldait irrémédiablement par un autre en arrière.

Et la réunion de ce soir, qui faisait écho à celle de l'année dernière, qui ressemblait comme deux gouttes à celles de l'année précédente et ainsi de suite pour au moins remonter à une décennie, était le coup de trop.

La lassitude le gagnait.

Quand émergeraient-ils enfin de la vulgaire survie pour vivre ?

Tonk ! Tonk ! Tonk !

Les trois coups sourds et un violent claquement firent sursauter l'assemblée.

Le chef des chasseurs, Artim Kastorecht, premier à se ressaisir, bondit de sa chaise pour se ruer dans l'entrée. Le maire le talonna. Les deux hommes se figèrent face au visiteur impromptu, appuyé contre un mur pour reprendre son souffle. Un jeune homme, emmitouflé dans une loque de fourrure poisseuse de sang. Plié en deux, il toussait, avec une telle force que Jacob Shepard ne craignit de voir un poumon s'étaler sur le parquet. Une terreur folle voilait les sombres prunelles du villageois. Malgré le froid sibérien, la sueur dégoulinait de ses mèches plus rebelles que jamais.

— Kyle ? s'étonna Artim Kastorecht. Bordel, c'est quoi tout ce sang ?

— Pas le mien... Némésis...

Le maire de Saned se sentit blêmir.

— Vous êtes parti chasser le monstre tout seul ? Alors qu'Artim rentrait cette après-midi ?

— Aucune...importance ! grogna-t-il entre deux quinte de toux. Plus urgent... Naranvozh... Tous morts ! La fédération... Machines... peut-être en chemin... On doit...

— On doit déjà vérifier que t'es pas amoché, acheva à sa place Kastorecht. Ça te donnera le temps de te calmer. Et nous, de comprendre ce que tu baragouines. Parce que là, par le grand aigle, je pige que dalle !

Kyle faillit répliquer que le temps manquait mais ses jambes se dérobèrent sous son poids. Il ne dut qu'à l'intervention d'Artim Kastorecht de ne pas s'éclater le nez contre le sol. L'homme passa un bras sous son épaule pour le soutenir jusqu'à une chaise du salon. Kyle s'effondra contre le dossier maintenu par Shepard. Il était incapable de prêter la moindre attention aux personnes déjà présentes autour de la table. Il entendit les murmures, devina les regards et sentit la ferme poigne du chef des chasseurs lui retirer son manteau.

Le court instant nécessaire à la désinfection de ses plaies et au changement de ses bandages lui permit de récupérer un tant soit peu de sa course effrénée. Et lorsqu'il réalisa l'identité des villageois qui le scrutaient avec circonspection, il comprit avoir interrompu une réunion municipale.

Parfait.

Toutes les personnes à prévenir – ou presque – étaient réunies au même endroit.

— Bon alors, bougonna une voix chevrotante dès que Kastorecht regagna sa place, il va enfin nous dire ce qu'il vient nous faire chier celui-là ?

Basil Morozov, le doyen du village, avait fait preuve de son tact habituel. Kyle ne s'en formalisa nullement. Il savait que sa rude vie d'éleveur lui avait conféré un sens de la formule des plus directs.

— N'ayez crainte, Basil, répondit-il avec une pointe d'ironie. Vous allez bientôt comprendre pourquoi les préparatifs de l'hiver doivent être le dernier de nos soucis.

Puis, sans laisser à quiconque le temps de le contredire, il narra sa traque des némésis, la découverte du membre humain et son arrivée à Naranvozh. Au fil de son récit, la raillerie déserta sa voix au profit de la gravité. Les villageois se crispèrent à l'évocation du village désert, des machines de guerre ainsi que de l'énorme brasier. Le froid hivernal s'immisça à chaque mot. Quand fut révélé le tragique destin de la petite fille et de tous les autres habitants, un épais silence chassa la moindre trace d'air.

Les Cendres d'un Rêve [Terminé]Where stories live. Discover now