Chapitre 6 : Sur le fil de la toile (1/2)

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Le soleil à son zénith projetait une lumière crue sur la place de Saned. Il creusait d'ombre les innombrables visages qui s'y trouvait. Partout, les traits se distordaient à travers des torrents d'émotions. L'intégralité du village avait répondu présent. Rassemblée. Unie. Soudée. Dans une étrange immobilité, un silence anormal.

Des masses recouvertes de linges élimés se devinaient aux pieds des silhouettes. Les étoffes, qui se coloraient d'auréoles écarlates ou exhibaient à travers leurs trames effilochées une peau exsangue, protégeaient les restes des défenseurs de Saned. Les linceuls s'alignaient à même la neige en une répétition ahurissante, horrifiante, édifiante par son étendue. Les proches et amis leur tenaient compagnie pour la dernière fois dans l'attente que leurs ultimes demeures ne soient creusées.

Kyle et Sophie émergèrent de l'orphelinat, un sourire comblé en travers du visage, encore transis de volupté, avec la démarche légère et lascive de deux adolescents ayant découvert l'orgasme. Et ce, à plusieurs reprises. Toutefois, la funèbre communion de la place du village leur fit l'effet de plonger dans une eau glaciale.

Le liquide acquit aussitôt pour Kyle le poids écrasant de la honte : ils s'étaient complètement abandonnés à leurs ébats, oubliant que, au-dessus même de leur tête, leurs voisins et amis pleuraient les disparus et organisaient les rituels funéraires. Ils avaient eu et avaient toujours besoin d'aide.

— Je connais la tête que tu fais... murmura Sophie en le prenant par un bras pour le forcer à avancer. On n'a rien à se reprocher. En trois jours, c'est la première fois que tu dors plus de deux heures. Qu'on profite d'un moment rien que tous les deux. Tu en avais besoin. Tout autant que moi, ajouta-t-elle avec une œillade espiègle. Tu n'es pas d'accord ?

— Plus que d'accord : je serai presque tenté de redescendre sur le champ.

Ils partagèrent un rire par le regard avant de se fondre dans la foule, de s'immerger dans le recueillement silencieux. Puis la réalité les frappa. Avec la puissance d'un météore. Directement dans le cœur et les tripes.

Les trente-neuf draps abritaient une personne qu'ils avaient côtoyée, aimée, aidée ou simplement connue. Le visage d'Artim Kastorecht dépassait d'un linge. Alfred Spencer s'agenouillait face au suaire de sa fille. Levgueni Sobolev restait seul au milieu des corps de sa compagne et de son fils. Tant d'autres gisaient inertes. Tellement d'autres sanglotaient de désarroi, d'accablement, de peine.

Rien ne pouvait préparer à une telle horreur. Aucun mot, aucun son n'était en mesure d'en briser l'emprise. Les étreintes maladroites de réconfort ne parvenaient à l'endiguer. Elle ne pouvait que s'évader des corps et des esprits par les larmes. Elle se logea, comme pour tous les autres, dans les poumons de Kyle, gonflant à chaque inspiration pour venir colmater sa gorge, asséchant sa bouche, comprimant son estomac, s'alourdissant de la peine de chacun pour se couler dans les jambes, les rendre plus fragiles que du verre, inaptes à supporter le simple poids de son corps.

Sophie l'extirpa du maelström humain de souffrance. Elle le soutint sur cette terre qui tanguait, dans ce monde flou de ballottement, à travers cet univers dénué de repère pour se heurter contre une silhouette solitaire. La seule à ne pas se distordre, à rester fixe, inaltérable dans sa gangue de feu et d'or.

— Monsieur Godraon... Je vous cherchais justement.

Le visage éclaboussé de ses cascades argentés rayonnait une telle sérénité que Kyle ne put faire autrement que de s'y accrocher par le regard. Il se redressa tant bien que mal sur ses appuies pour lui faire face avec Sophie.

— Vous êtes ce fameux leader rebelle ? devina-t-elle, en un mélange de perplexité et d'expectative. Cet Enmyo ?

— Lui-même, répondit Kyle à sa place. Et j'aimerais bien savoir ce qu'il me veut.

Les Cendres d'un Rêve [Terminé]Unde poveștirile trăiesc. Descoperă acum