Chapitre 1 : Dans les Terres Désolées (3/3)

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Des oignons frétillaient dans une poêle, comme pour appeler à les rejoindre le morceau de sanglier que Kyle débitait en tranche. À ses côtés, Sophie s'affairait à garnir un plat de rondelles de pomme de terre, de carottes, de betteraves et d'herbes aromatiques. En temps normal, le couple se contentait sans rechigner de viandes séchées, de gruau ou de soupe de légumes. Cependant, pour fêter l'heureux événement, ils avaient exceptionnellement décidé de demander à la collectivité du village des provisions fraîches.

Les odeurs alléchantes de viande grillée se mêlèrent bien vite aux effluves du bouquet garni. Le couple, tout en achevant de préparer le copieux repas, s'échangeait avec bonhomie la joie de devenir père et mère. Plus aucune frayeur n'encombrait l'esprit de Kyle. Toute peur s'était dissoute dans le flot de félicité qui abreuvait les deux futurs parents. En quelques mots, les problèmes se muaient en solution.

Tous... sauf un : le choix épineux du prénom.

Après avoir lancé une salve de candidat que Kyle réfuta systématiquement, Sophie le tança jusqu'à obtenir :

— Je... je sais pas trop... J'ai toujours pensé à Éloïse.

— Éloïse ?

Elle le chuchota à plusieurs reprises tel un mantra en disposant la table.

— C'est joli. J'aime beaucoup. Mais...

Une fourchette resta suspendu dans le vide un bref instant.

— Ce ne serait pas la femme qui vous a recueillis, ta mère et toi, quand vous avez fui ton père ?

Kyle approuva d'un faible signe de tête, mélangeant sans y prêter attention le plat d'accompagnement avant de le remettre au four.

— Je sais que tu n'aimes pas en parler... poursuivit Sophie en s'approchant. À chaque fois que son prénom apparaît dans un conversation, tu te mures dans le silence. Mais j'aimerais en apprendre plus sur cette femme qui était si importante pour toi. Tu crois que c'est possible ?

La bouche de Kyle demeura close. L'hésitation parvint à onduler ses lèvres pour finalement les dessouder :

— Oui... Moi et ma mère, on traversait les régions autrichiennes. On était mort de faim, de froid et de fatigue. Tu imagines le tableau ? Un gamin qui traîne derrière lui une femme mentalement... « affaiblie » ? N'importe qui se serait détourné. Mais pas elle. Elle nous a hébergés. Elle nous a sauvés la vie. Non, plus que ça... Elle m'a appris comment survivre.

— C'est-à-dire ?

— Tout ce que je sais, répondit Kyle avec l'ébauche d'un sourire nostalgique, je le lui dois. L'orientation, les premiers soins, la chasse, le dépeçage, la cuisine, la couture. Elle m'a appris à tirer au fusil, comment me battre avec un sabre. Rien de bien sorcier pour elle : c'était une ancienne officière de l'armée de terre.

— Ouch ! commenta Sophie, compatissante. Ça n'a pas dû être facile tous les jours...

— Bien au contraire, rétorqua vivement Kyle. Ce n'était pas une fanatique ou une patriote écervelée. D'ailleurs, jusqu'à sa rencontre, je n'avais jamais entendu quelqu'un qui osait critiquer notre « glorieuse nation ». C'est elle qui m'a ouvert les yeux. Elle qui m'a fait comprendre que le monde parfait de la fédération n'existait pas. Avant sa rencontre, je regrettais de ne pouvoir rallier une autre ville, de ne pas pouvoir retrouver ma vie d'avant.

— Tu avais peur que ton père ait signalé ta fugue, c'est ça ? continua Sophie en se remémorant l'une de leurs rares conversations sur son passé. Tu ne voulais pas prendre le risque de vous retrouver une nouvelle fois entre ses griffes. Pas après qu'il ait brisé ta mère au point de la rendre folle. Et pas après tout ce qu'il t'avait fait subir.

Kyle, se mordant l'intérieur d'un joue, eut un infime moment d'hésitation mais finit par approuver d'un signe de tête.

— Grâce à elle, j'ai pris conscience vouloir fuir ces ghettos que la fédération nomme cité. Je me suis mis à rêver des Terres Désolées comme d'un paradis. Un monde infini à l'image du lopin de paix où nous vivions avec Éloïse.

Le regard de Kyle se perdit à travers la fenêtre en direction du passé.

— Cela ressemblait à nos paysages. Des montagnes, des arbres et des lacs à perte de vue. La nature pour seule compagne. Notre contact avec la civilisation fédérée se limitait à de simples haltes à l'épicerie du village le plus proche. Ma mère se portait de mieux en mieux. Elle ne parlait toujours pas, mais elle avait repris des forces. Et moi... C'est avec Éloïse que, pour la première fois de ma vie, j'ai pu contempler l'horizon avec sérénité. Elle m'a offert une bulle où j'ai été heureux. Et je sais que notre petite Éloïse en fera de même.

Touchée par ces paroles inattendues, Sophie ne put toutefois s'empêcher de hausser un sourcil.

— On ne sait pas encore si c'est une fille, Kyle. Mais que s'est-il passé au juste avec Éloïse ?

La mâchoire de Kyle se contracta.

— Ils nous ont retrouvés. Des soldats. Pendant qu'ils enfonçaient la porte, on a fui à travers les bois. Mais les drones nous traquaient. Éloïse les a dégommés les uns après les autres. Elle m'a dit que c'était après elle qu'ils en avaient. Elle m'a ordonné de ne pas l'attendre. De prendre ma mère, de la tirer de toutes mes forces s'il le fallait, mais qu'on devait décamper le plus loin possible. J'ai obéi. Les coups de feu ont déchiré le silence. Et j'ai compris. J'ai compris qu'elle était une déserteuse. J'ai compris qu'elle n'avait cessé de prendre des risques. J'ai compris qu'elle s'était sciemment sacrifiée pour nous sauver. Encore une fois. La dernière fois.

Il se retourna en faisant mine de remuer les tranches de sanglier qui n'était de toute façon plus sur la plaque de cuisson. Ses paupières battirent pour chasser la brûlure des larmes dans ses yeux. Et la douce chaleur de Sophie vint se blottir contre lui.

— C'est d'accord, dit-elle avec un sourire, lui relevant le menton du bout des doigts. Éloïse est un si joli prénom.

— Merci...

— Et puisque tu as choisi celui de notre fille, il m'incombe de choisir celui de notre garçon , non ?

Le corps de Kyle se raidit malgré lui dans l'attente des pires sonorités imaginables.

— Et tu penses à quoi ?

— Vladimir !

Kyle s'apprêta à cracher un nouveau refus catégorique mais, face au sourire de Sophie et à la compassion dont elle avait su faire preuve, s'entendit dire :

— D'accord. Et puis, en fait, Vlad Godraon, ça sonne pas mal.

— Ce sera Vladimir de Valette Godraon !

— Tu ne vas pas lui imposer ça ! maugréa-t-il en haussant un sourcil. Il saura pas le dire avant ses dix ans ! Et il lui faudra autant de temps pour l'écrire !

— Et pourquoi donc ?

Un hochement de tête finit par lui répondre.

— OK. Vladimir de Valette Godraon ou Éloïse Godraon de Valette ? Tout le monde est d'accord ?

— À l'unanimité ! s'exclama Sophie. Maintenant, mangeons avant que les légumes ne soient carbonisés !

Les Cendres d'un Rêve [Terminé]Tempat cerita menjadi hidup. Temukan sekarang