26- Le refuge

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Il y a une règle implicite dans la montagne selon laquelle, peu importe qui vous êtes – un ami, un ennemi, un étranger, N'IMPORTE QUI – si vous êtes un jour en difficulté et que vous tombez sur une cabane de chasseur, vous y serez le bienvenu pour y trouver refuge.

Peut-être qu'on n'en parle pas parce que c'est la base de la politesse, et du fameux « traite ton prochain comme tu voudrais qu'il te traite », ou alors on n'en parle pas tout simplement parce qu'à la montagne, il n'y a pas vraiment grand monde à qui en parler. Les mois d'hiver surtout, vous auriez du mal à croiser âme qui vive pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Mais c'est la règle : vous en avez besoin, vous l'utilisez. Pas de jugement, pas de questions. Juste, ne volez rien.

Bon, moi, je ne suis pas un costaud montagnard aguerri qui utilise l'écorce des arbres en guise de fil dentaire et qui ne se rase jamais, mais j'aime bien chasser. Il m'arrive souvent de quitter mon petit village d'Alaska pendant plusieurs semaines pour rejoindre mon modeste chalet de chasseur dans les montagnes. Je suis un mec assez prévoyant, et je sais que la montagne peut être traitre alors quand je pars, je pars préparé. Je regarde les prévisions météo sur plusieurs jours, je rassemble le matos nécessaire, j'apporte des réserves, et je m'assure d'avoir de quoi survivre pendant au moins une semaine de plus que prévu, juste au cas où.

J'ai toujours pensé que mes précautions me protègeraient, mais, à l'instar des doudous des enfants, elles n'étaient qu'un écran de fumée, une sécurité illusoire. Il n'existe aucun moyen de prévoir le jour où Mère Nature décidera de péter un câble.

C'est pourquoi je ne me serais jamais attendu à me retrouver pris en plein blizzard ce jour-là. Il avait fait froid et soleil au début, mais à mesure que le jour avançait, des nuages s'étaient formés. Au moment où ils s'étaient rassemblés en une épaisse couverture nuageuse, j'étais déjà sur le chemin du retour vers ma cabane, avec deux lièvres sur l'épaule. Je les avais appelés Dîner et Petit-déjeuner. Je prévoyais de manger Petit-déjeuner pour le dîner et Dîner pour le petit-déjeuner, juste pour la blague. Ce sont les petites choses de ce genre qui permettent d'éviter que la solitude ne se transforme en isolement.

La neige a semblé se mettre à tomber de nulle part, comme si quelqu'un avait fermé un velux et que toute la neige entassée dessus était tombée d'un seul coup. Sauf que ce n'était pas un unique raz-de-marée de neige, mais un assaut continu et infini.

Le ciel s'était assombri très vite, et je me suis haï d'avoir laissé ma lampe torche au chalet. J'avais prévu de revenir bien avant la tombée de la nuit, donc je n'avais pas jugé utile de l'apporter. Je m'étais cruellement trompé.

La neige qui s'engouffrait dans mes yeux me piquait comme autant de petites aiguilles acérées. J'ai dû plisser les yeux pendant presque tout le trajet pour empêcher ces petits bâtards glacés de m'énucléer. Le vent hurlait alors que les rafales pénétraient mes vêtements et me glaçaient jusqu'aux os. Je pouvais à peine voir à 1 mètre devant moi, et à 1 mètre derrière moi, tout disparaissait dans une couverture blanche qui ne cessait de grandir.

Je ne sais plus trop à quel moment j'ai réalisé que j'étais perdu. J'aurais déjà dû être arrivé à mon chalet à force de marcher, mais tout ce que je voyais c'était des nuances de blanc et quelques-unes d'argent et de gris se balançant dans le vent violent. Les lièvres sur ma nuque avaient durci et me cognaient à chaque rafale de vent et à chaque pas titubant de ma progression maladroite. Je commençais à être à court d'énergie, à court d'idée, et je me suis mis à paniquer. J'aurais pu faire cent tours sur moi-même dans un fauteuil d'ordinateur, je me serais quand même senti moins désorienté que dans cet Enfer blanc.

Et soudain je suis tombé sur une cabane.

Littéralement.

Ça s'était tellement assombri et la neige était si épaisse que je n'avais pas pu voir le bâtiment avant de m'écraser dessus la tête la première. J'ai fixé mes mains sur la façade en bois afin de ne pas la perdre dans la tempête, et je l'ai contournée jusqu'à trouver une porte. Je n'étais pas juste en difficulté, c'était une question de vie ou de mort. Dans l'improbable éventualité où quelqu'un puisse se trouver à l'intérieur, j'ai frappé à la porte et attendu une réponse.

Recueil histoires d'horreur (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant