— Et on commence ce plan quand ? demanda Anouk.

— Maintenant. Vous avez l'air en bonne santé, et la clinique exagère toujours à propos des durées de convalescence. »

Décidément, elle ne s'inquiétait pas plus qu'avant de leur état. Si les adolescents s'étaient posé des questions sur sa compassion, ils étaient à présent sûrs qu'elle ignorait jusqu'à l'existence de cette qualité.

Ils n'eurent même pas le temps de répliquer : elle se leva, attrapa sa besace et sa veste, puis quitta la chambre d'hôpital. Ils tournèrent la tête vers Tara, tout aussi perdue qu'eux, qui leur demanda de faire de même, d'un geste hésitant. Ils s'extirpèrent de leurs lits, saisirent leurs sacs remplis de matériel artistique et jetèrent un ultime coup d'œil à l'endroit le plus accueillant qu'ils aient visité, ces derniers temps. Puis ils partirent sans enthousiasme.

Pour quitter la clinique, ils empruntèrent un portail qui les mena dans l'aile ouest du Sénat ; ce genre de voyage multidimensionnel devenait une habitude, pour eux. Ils traversèrent un passage semblable à la galerie des Glaces du château de Versailles, et débouchèrent sur le hall d'entrée circulaire, pour la seconde fois en une semaine. Quelques jours plus tôt, qui leur paraissaient une éternité, ils l'avaient en effet aperçu avec Inalén. Puis ils avaient dû affronter les Sénateurs, leur arrogance insupportable et leurs missions ridicules. Mais ce souvenir d'un moment d'agacement leur semblait presque agréable, comparé à leurs expériences plus récentes... Désormais, ils allaient de danger en danger, et ils s'y épuisaient.

Ils sortirent du siège du Sénat et franchirent le pont qui le séparait des pavés de l'avenue principale. Anouk ne put s'empêcher de craindre qu'il ne s'effondre, comme celui de la Forêt perdue ; Manon avançait sur la pointe des pieds. Même Valentin avait abandonné sa démarche assurée habituelle, et gardait le regard rivé sur les planches, à l'affût de toute fissure. Ils remontèrent le cours entier : cette longue marche leur offrit une occasion d'éclaircir un point qui les avait troublés avec Tara, et ainsi de s'extirper de leurs angoisses.

« Je ne comprends pas, annonça Manon. Inalén a dit qu'elle risquait de se voir retirer son rang de Cape carmin, ce qu'on savait, mais aussi son appartement. Pourquoi ? »

Le visage de la guide s'assombrit.

« Effectivement. Cape carmin est un métier à temps plein : il faut trouver des Artistes, assurer leur entraînement pour qu'ils puissent être autonomes dans l'Artivers... et le Sénat la rémunérait pour cela. Mais c'était sa seule source de revenus ; elle ne peut toucher aucune aide terrestre, puisque l'administration espagnole considère encore qu'elle touche un salaire assez élevé pour ne pas en avoir besoin. Depuis qu'elle a été destituée, elle ne peut plus payer son loyer. Enfin, elle n'en parle pas beaucoup, donc je ne sais rien de plus.

 — Mais elle peut pas dormir dans son atelier ? demanda Valentin.

— Ça ne réglerait pas le problème : elle devrait encore payer la nourriture, puisqu'elle ne peut pas subvenir à ses besoins vitaux par l'art. Et puis, si elle restait toutes les nuits dans l'Artivers, à long terme, elle prendrait le risque de devenir folle. »

Un long silence suivit ses mots : les adolescents réalisaient tout juste que la jeune femme dépendait d'eux. Son empressement, depuis leur rencontre, se comprenait...

« Enfin, c'est un cas rare, et elle va s'en sortir. Nous voilà arrivés ! »

Après tout ce qu'ils avaient vu sur l'avenue, des cristaux titanesques aux châteaux forts en passant par les hybrides mi-Colisée mi-temple japonais, l'école des arts audiovisuels ne les déçut pas.

Constituée d'un bâtiment cylindrique tapissé de fenêtres en verre et d'écrans géants, lui-même surmonté d'une immense tour dotée de dizaines de paraboles aux couleurs variées, elle écrasait par sa taille les petits sièges de chaînes françaises. Elle proposait différents reportages sous-titrés en espéranto — et heureusement pour les oreilles, sans enregistrement sonore. Si certains paraissaient tout à fait crédibles, d'autres avaient été filmés sur d'autres planètes, ou dans des mondes de lave ou de glace... En somme, des fractions de l'Artivers dans lesquelles il ne faisait pas bon d'aller.

Mais alors qu'ils s'apprêtaient à entrer, leur tutrice les arrêta et les emmena à l'arrière de l'édifice, dans un endroit isolé. Elle jeta un coup d'œil à gauche et à droite, puis leur chuchota :

« Normalement, on a mis mon faux uniforme de la Garde indigo dans vos sacs. Donnez-le-moi, et vérifiez que personne ne nous regarde. »

Ils s'exécutèrent ; une fois la jeune femme prête, la veste ajustée, l'insigne d'urgence accroché et configuré pour les téléporter dans une œuvre de Jaska – plus sûre, cette fois – en cas de problème, elle les fit pénétrer dans le bâtiment.

D'après Anouk — et sa guide confirma ses paroles —, l'intérieur ressemblait beaucoup à sa propre école, celle des arts non classifiés. Le hall d'entrée clair et lumineux accueillait des centaines d'Artistes dans un bruit important. Une passerelle ponctuée de plantes longeait le mur au-dessus de leurs têtes, accès à des milliers de bureaux. Un grand ascenseur translucide trônait au centre, et s'élevait vers la tour de communication. Un garde à la mine patibulaire en bloquait les portes.

Tara mena ses pupilles jusqu'à lui. Elle s'adressa d'abord à lui en espéranto, puis ils glissèrent vers l'anglais, pour que les nouveaux venus puissent comprendre. La cuisinière pointa son badge du doigt, puis expliqua sa venue :

« Je suis envoyée par le Sénat, pour accompagner ces jeunes gens, qui arrivent tout juste dans l'Artivers. Ils ont besoin d'accéder aux sources d'information de votre école. »

Le garde n'eut pas l'air de croire un traître mot de ce qu'elle racontait. Afin de ne pas la laisser s'enfoncer, les adolescents eurent la bonne idée de sortir leurs faux droits de passage, pour les lui donner. D'un geste tremblant, elle les tendit au videur, qui les lut rapidement, avant de lever des yeux suspicieux vers elle.

« Nous n'avons pas reçu d'ordre du Sénat, annonça-t-il. Vous ne pouvez pas entrer. »

Artistes 1 - Le masque mimétiqueDär berättelser lever. Upptäck nu