Les Cendres d'un Rêve [Terminé]

Chapitre 13 : Une famille

— Je viens de crapahuter un mois dans les Terres Désolées, je peux bien attendre ce soir pour retrouver un lit. Toi, en revanche, ta place est auprès de Sophie. Pour elle comme pour toi. Alors donne, je t'ai dit.

Avant de lui obéir, Kyle l'étreignit dans ses bras.

— C'est bien que tu sois revenue.

La ligne rigide des lèvres de Sonia se brouilla fugitivement en un pâle sourire. Elle attrapa les lièvres, s'apprêta à entrer dans la collectivité et se retint un instant sur le seuil pour lancer par-dessus son épaule :

— Au fait, à partir d'aujourd'hui, tu peux compter une nouvelle chasseuse dans les rangs.

Kyle adressa un signe de main au dos de la jeune femme qui disparut derrière le battant. Il s'en retourna aussitôt chez lui et trouva Sophie, endormie sur la table de la cuisine, les notes de ses cours en guise d'oreiller. Il la réveilla d'une caresse sur le visage, répondit à son expression désorientée par un sourire, s'apprêta à la prendre dans ses bras, mais fut soudainement repoussé : la jeune femme enceinte, une main sur la bouche, se précipita vers les toilettes pour soulager ses nausées.

Lorsqu'elle revint dans la cuisine, encore vaseuse, elle bafouilla une excuse. Kyle se contenta d'ouvrir les bras et de l'accueillir, ce simple geste explicitant que le plus immonde bruit d'éclaboussure de sa part ne pourrait jamais le dégoûter. Il prit tout de même la peine de lui essuyer un morceau collé au coin de la bouche avant qu'elle ne niche sa tête dans le creux de son épaule.

La croissance de leur embryon de vie s'accéléra. Indice plus significatif encore que les vomissements, les gaz qui s'échappaient de tout orifice inimaginable, les diarrhées explosives ou les crampes dans le bas-ventre capables de lui tirer des gémissements en pleine nuit ; le ventre de Sophie s'arrondit. Vint alors le temps des conseils futiles et superstitions d'un autre âge :

— Ton ventre a une forme de poire ? C'est un garçon, c'est sûr.

— Mais non, le ventre en bas, je te dis que c'est une fille !

— Exactement ! Tu m'as dit que tes trois premiers mois avaient été difficiles ? Ça a été pareil avec Ksenia ! Tu vas avoir une petite fille, tu verras ! D'ailleurs, j'espère que tu dors bien sur le côté droit, comme je te l'avais dit ?

Face à ce tissu d'inepties, Kyle choisissait le plus souvent le mutisme ou la fuite. Il ne craqua que cette fois là. Et encore ! À la tentation de répondre un « Fermez vos boîtes à conneries ! » bien senti, il opta pour un sobre « Mais vous avez tous raisons ! C'est un hermaphrodite qui va sortir de là-dedans ! » qui, étrangement, ne fut guère mieux accueilli.

Lorsque les premiers mouvements se firent sentir à travers la peau de Sophie, Kyle prit pleinement conscience que la colline en formation abritait bel et bien la vie. Son premier contact avec leur enfant, la première fois que lui, en tant que père, pouvait en sentir  l'existence. À partir de ce jour, il ne fut plus qu'un bouillon de sentiments contradictoires, d'idéaux qui s'entre-déchiraient en ouragan de violence. Il désirait remplir sa mission de ravitaillement pour les Phœnix, les aider de son mieux à s'armer contre la Fédération Terrienne. La simple idée d'offrir ce monde à son enfant le brûlait à vif. Il fallait le changer, de toute urgence, avant qu'il ne soit trop tard. Modeler un futur alternatif au mythe tout puissant érigé par l'empire mondial. Il crevait d'envie, là, dans l'instant, par la simple force de son esprit, par le sacrifice de sa chair s'il le fallait, de tout son être et son énergie, muer les Terres Désolées en Terres Désirables. Il brûlait du désir de rejoindre les rebelles sur le champ, de faire quelque chose d'utile, n'importe quoi ! Dans le même temps, il se refusait à abandonner Sophie. Il ne pouvait la laisser seule maintenant, en pleine épreuve, dans le stress et l'angoisse de ses changements corporels, dans les pleurs et l'exténuation, dans la joie de cette prodigieuse aventure qui se devait être commune.