11. Tel père, telle fille (3/3)

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Dans l'atelier métamorphosé en réceptacle d'un miracle divin, tous les toiles et chevalets ont été repoussés le long des murs. Un air lourd d'humidité s'invite par la baie évidée. Quelques chandelles frémissent dans les coins. La lune, presque pleine, étonnamment grosse, verse ses rayons argentés sur les membres d'un être inanimé.

C'est le cœur de la nuit. Ils travaillent depuis des heures.

La Flèche se redresse, repousse d'une main maculée une mèche échappée de sa natte et contemple d'un œil critique les formes naissantes de leur œuvre allongée sur les dalles glacées.

Les bras épais broieront les ennemis sous leur poigne ; les jambes infatigables ne craindront pas de cheminer au côté du Peuple élu ; le front de glaise humide n'attend plus qu'un souffle de vie. Le golem est aussi beau, solide, glorieux que dans ses souvenirs.

À genoux comme en prière, Blaise Fayet cisèle les derniers détails des mains carrées. Il travaille avec une minutie patiente, sans craindre de se salir. D'ailleurs, aucune tache ne souille ses habits somptueux, tissés de reflets de lune. Il a revêtu ses plus beaux atours pour cette cérémonie.

La Flèche contemple ses propres bras englués jusqu'au coude du rouge ocre de la glaise, comme d'un étrange fluide vital. Un sentiment insolite de puissance créatrice enfle au creux de son ventre. Elle relève le nez vers la toile accrochée au mur qui luit d'une lumière propre dans la pénombre. À chaque pincement de doute, elle puise un renouveau d'assurance dans les traits indéfectibles du golem de peinture. Elle s'y abreuve comme à une fontaine de vin pur. Une soûlerie sans dégrisement. Il la berce dans le cocon de sa haine. Par moment, sur quelque jeu de flamme, elle peut presque voir le Protecteur hocher un assentiment.

Le seigneur de Candé se relève avec l'un de ses sourires renversants.

— Je crois qu'il est prêt.

Les mots s'enroulent autour de ses tripes et la retiennent dans leurs griffes. Elle ne peut plus reculer. Saura-t-elle vraiment réitérer le miracle ? Dieu l'écoutera-t-elle ?

Sur un pupitre, la Torah de son père l'attend, déployée. Elle s'essuie les mains avec soin sur son gambison pour ne pas gâter le parchemin et s'approche d'un pas intimidé. Blaise Fayet lui remet une coupelle d'une substance luisante de pénombre.

— Qu'est-ce ?

— Du noir d'ivoire mélangé à une pincée de divin. C'est ce que ton père avait utilisé autrefois, pour l'éveiller.

Elle devrait poser une question, mais celle-ci se dissout à peine formulée. Elle se contente de remercier d'un signe de tête.

La Flèche s'installe devant les mots du Bereshit, se racle la gorge et plonge dans le rituel.

— « Le Seigneur Dieu modela l'homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l'haleine de vie, et l'homme devint un être vivant. » [1]

Depuis combien de temps n'avait-elle plus prononcé la langue du Peuple ? Les syllabes écorchent ses lèvres de désuétude. Sa voix pâle se perd entre les rais argentés, butte contre les colonnades, se pose sur le torse inerte. Elle déroule le texte de Loi. Les paroles lui reviennent à mesure. Bientôt, elle n'hésite plus et se laisse porter par le flot libéré de ses souvenirs.

La lune a envahi toute la voûte ; sa clarté enrobe le réceptacle immobile d'un lange immaculé. Le temps s'est dépouillé de sa signification comme d'un manteau trop galvaudé. Cette nuit irréelle pourrait aussi bien durer des jours, ou un seul battement de paupières. Aucune importance. Elle est unique entre toutes les nuits, passées et à venir.

La Flèche ignore si elle rêve ou si elle est éveillée. Une brume a avalé ses pensées, les murs du château, les tourments extérieurs. Rien n'existe hors la psalmodie des mots et le corps de glaise. Elle se berce aux sonorités qui franchissent ses lèvres. Par moment, elle a l'impression qu'une conscience l'écoute depuis un autre monde. Celle du Seigneur ? Celle de son père ? Celle d'une âme encore incorporelle ?

Sa litanie achevée, elle s'approche, le pinceau à la main, et trace sans la moindre hésitation les trois lettres du mot emeth sur le front du Protecteur. La Vérité, le nom de Dieu.

Hit'orer, éveille-toi ! souffle-t-elle plus bas qu'un murmure.

Chaque trait apposé se met à luire, éclairé par quelque magma intérieur, de plus en plus fort, de plus en plus intense. Leur éclat engouffre toute vision sur un éclair aveuglant. Un tonnerre lui répond, comme si la foudre s'abattait sur la pièce, comme si le château entier s'écroulait, comme si la terre s'ouvrait sur un gouffre rugissant. Une bourrasque divine tourbillonne entre les toiles.

La Flèche lâche la coupelle, bascule en arrière, un bras devant les yeux. Son cri se perd dans les roulements qui ébranlent la réalité.

Puis un silence béni retombe sur l'atelier. Elle baisse la main, lentement, avec une précaution incertaine, se redresse.

Tout est noir.

Le vent a soufflé les chandelles. La lune a retrouvé son disque familier de la taille d'un simple écu. Une montagne se dresse devant sa lumière. Une montagne équipée de bras et de jambes.

Une voix, remontée des profondeurs caverneuses, prend possession des lieux.

— Commande Et J'Obéis.


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1. Genèse, chapitre II, verset 7.

 Genèse, chapitre II, verset 7

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Trois coups de pinceau pour un songeOn viuen les histories. Descobreix ara