22. L'impossible à portée de pinceau (2/2)

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« Monsieur da Vinci a disparu. » 

La voix de Mathurine résonne dans le corridor désert. Plus qu'un couple, c'est toute une famille nombreuse qui gigote dans les entrailles de Florimond, siffle et se tortille. Sa main se crispe sur sa tunique sans parvenir à les attraper.

— Disparu ? Comment cela, disparu ?

Comment peut-on égarer un peintre-ingénieur-inventeur à la barbe aussi florissante ?

— Eh bien, ce matin, quand Batista est monté le réveiller, la chambre était vide. Il a d'abord cru que monsieur s'était levé de bonne heure pour peindre, mais il n'était pas non plus dans l'atelier. Depuis, par ma foi, il n'est pas revenu.

— Je ne comprends pas, balbutie Florimond, brutalement orphelin d'un maître. Il ne s'éloigne plus guère du Cloux depuis la paralysie de sa main.

Mathurine écarte les bras en signe de désarroi.

— Nous avons d'abord attendu. Puis, après le dîner, Batista est parti à sa recherche le long de l'Amasse avec la mule et monsieur Melzi s'est rendu au château pour demander de ses nouvelles.

Il a l'impression que le sol s'ouvre sous ses pieds pour le gober tout cru, sans même un gobelet de vin pour accompagner. Tout son plan de sauvegarde du royaume, savamment établi, disparaît dans l'abîme.

— Ce n'est pas possible !

Piqué par ce désastre, il fonce vers les escaliers de service et avale les marches d'une main sur le mur, sans se préoccuper de la protestation de ses jambes ou de la lamentation de son estomac. Il débouche sur le palier, hors d'haleine, et se précipite vers l'antre du maître. La porte s'ouvre sous sa poussée fracassante.

La chambre, baignée des reflets chaleureux de l'après-midi, étale le confort sans ostentation qui adoucit les jours d'un vieil homme. La courtine du baldaquin dévoile une pile d'oreillers de plumes et le bras alangui d'une couverture. Près de l'âtre éteint, un fauteuil et son guéridon n'attendent que le lecteur du soir. La pièce respire une tranquillité studieuse que rien ne saurait troubler.

Les lattes du plancher ciré craquent sous l'intrusion de ses galoches terreuses. Un cadencement appuyé bat dans sa poitrine. Tout est en ordre. Le maître pourrait aussi bien être sorti pour une promenade d'inspiration dans le parc et revenir d'un instant à l'autre. Et pourtant... Un détail incongru accroche son œil. Visibles sous la lumière oblique, des grappes de traits parallèles rayent le parquet.

Florimond s'agenouille et passe les doigts sur les marques. Trois ou quatre zébrures de la taille de sa paume se répètent de loin en loin, comme si un chien avait gambadé dans la chambre. Un gros, très gros chien. Il suit l'axe de cette piste et relève le nez sur la haute croisée de la fenêtre. Dans un instant de vertige, il croit sentir le frisson d'un regard bleu glacier sur son front.

Des pas lourds le rejoignent, escortés de la respiration appuyée d'une cuisinière peu habituée à un tel exercice.

— Batista a trouvé le carreau ouvert, ce matin, rapporte-t-elle. C'est même pour cela qu'il a pensé que monsieur da Vinci pouvait être sorti pour peindre, inspiré par le jeu de lumière.

Florimond s'avance vers le miroitement du verre. Un brouillard de pensées encore informes s'enroule dans son esprit. Une compréhension réticente pulse dans ses tempes. D'un côté, un roi à l'hospitalité envahissante avec un problème de fresque, de l'autre un peintre virtuose disparu. Entre les deux se trouve un pas, certes osé, qu'il hésite encore à franchir.

Le carreau s'ouvre sur une simple traction ; le loquet est cassé. Il penche le nez par la fenêtre. Une volée d'oiseaux noirs s'égaille depuis les arbres du parc et disparaît dans le halo voilé du soleil. Il se retient au châssis. Ses souvenirs basculent sur une poignée de formes ailées, immenses, menaçantes, avalées par le disque rond de la lune – des créatures envoyées cette nuit même en direction d'Amboise.

Trois coups de pinceau pour un songeWhere stories live. Discover now