33. Quand les légendes s'effacent (2/2)

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Rachel s'arc-boute contre la pierre. Ses bottes dérapent, la sueur lui coule dans les yeux, ses muscles se bandent à craquer. Une énergie vindicative vibre dans toute sa carcasse et noie les protestations de ses côtes, les élancements de son bras, le voile de fatigue.

Rien ne bouge.

— Tu n'y arriveras pas. C'est bien trop lourd, pointe l'insupportable freluquet de service. Qu'est-ce que tu essaies de faire ?

Rachel s'essuie le front et relève le nez vers la brochette de fenêtres. Les colonnades sculptées se sont fendues, certaines même éboulées. Un réseau de marbrures cisaille le sol. Les poutres rongées adoptent un air penché et crépitent d'étincelles. Est-ce un effet de l'incendie ou simplement la fin des illusions ? Peu importe. Tout le pan du château au bord de la falaise est mûr pour s'écrouler dans la rivière comme un fruit blet. Blaise Fayet a décanillé hors de portée, mais elle peut détruire cette pierre, comme il a détruit les siens. Pas de gagnant. Passé et présent engloutis dans les ruines de sa quête.

Elle raffermit sa prise. Une main se pose sur son épaule.

— Attends, j'ai une meilleure idée.

Elle relève une grimace vers des boucles collées sur un front pensif. L'apprenti se tourne vers la Protectrice.

— Rosemonde, accepterais-tu de donner un coup de main... hum... non, de porter cette pierre pour Rachel, comme tu l'as fait pour le seigneur de Candé ?

Les braises s'avivent dans le creux des orbites de glaise.

— J'Ai Déjà Porté La Pierre. Je Peux Recommencer. Pour Ma Créatrice.

Le golem s'ébranle. Deux bras massifs plongent sur Rachel ; elle s'écarte de justesse. La Protectrice s'empare du rocher comme s'il ne pesait pas plus lourd qu'une chopine, pour porter le toast d'une amère victoire.

— Où Dois-Je La Mettre ?

— La fenêtre, jette-la par la fenêtre !

La création d'argile obéit, de son propre chef, sans contrainte, peut-être pour le rétablissement d'une certaine justice. Se souvient-elle de leur discussion dans ce même atelier ? Rachel suit le pas lourd dans un vertige. Est-ce la chaleur de l'incendie, la fièvre du poison ou une étrange élation qui lui tourne la tête ?

Un craquement d'os de géant retentit. Le sol bouge sous ses pieds. Elle cligne des paupières.

— Attention !

La signification du cri n'a pas percé jusqu'à sa conscience qu'un vent de folie s'empare de la scène. Les fenêtres s'affaissent en guirlande fanée, les piliers s'effondrent comme un jeu de quilles, le mur affale son rideau de moellons sur le bleu éclatant du ciel. Le monde chavire sous ses yeux et elle bascule avec lui. En arrière. Retenue par une main sur le col.

La silhouette rouge du golem disparaît sous ses pieds, avec ses prunelles de braise et son fardeau de granit, remplacée par une gifle de vide. Elle atterrit sur le dos, dans un éclair décontenancé, les yeux rivés sur une rangée de poutres qui s'élancent à l'assaut de l'azur. Des notes inaudibles lui percent la moelle des os d'une lamentation sans remède. Une bourrasque soulève des tourbillons de fumée. Tout le plafond s'embrase dans la sauvagerie d'une détonation.

Fouettée jusqu'au sang, elle roule sur elle-même, se redresse à genoux. Florimond se relève à côté d'elle. Le korrigan s'abrite sous un bras avec un cri plaintif. Près de la porte, la haute silhouette du roi François – le vrai, cette fois – les observe d'un air absent comme s'il présidait quelque conseil assommant dans le confort luxueux de son château. Léonore s'écroule, les mains sur les oreilles, une lamentation d'outre-tombe aux lèvres.

Trois coups de pinceau pour un songeDove le storie prendono vita. Scoprilo ora