Trois coups de pinceau pour un songe

28. Les rets d'un roi déchu (1/2)

Léonore lève la tête au grincement dans la serrure.

Malgré sa fatigue, elle a peu dormi. Les pensées de Brigit se mélangeaient aux siennes et l'entraînaient dans des rêves peuplés de souvenirs étrangers. Par moment, elle doutait de qui elle était réellement. Le visage de sa mère s'estompait ; l'austère sévérité de son père ne lui inspirait qu'indifférence ; même le sourire mutin de Jacques se voilait de distance. À plusieurs reprises, elle s'est réveillée en sursaut, étonnée de les croiser dans ses songes. Une angoisse latente lui ronge le cœur. Qu'adviendra-t-il lorsque le tableau sera terminé ? Pourrait-elle les perdre complètement ?

Elle s'est levée dès que les rayons tout rosés de matin sont venus taquiner ses paupières. Les placards regorgent de robes toutes plus luxueuses les unes que les autres, mais elle ne veut pas de ces parures illusoires. Elle a enfilé la même tenue de cavalière que la veille, solide, confortable, familière.

Aujourd'hui, elle part en guerre.

Elle n'a pas de cheval, d'armure ou d'épée, mais tous les combats ne se jouent pas sur un champ dénudé dans un roulement de tambour et un martèlement de sabots ; tous les combats ne sont pas de ceux chantés par les troubadours pour le régal des pucelles énamourées ; tous les combats ne sont pas réservés aux hommes. Celui qui l'attend sera une lutte de volontés. Elle est Léonore Bérard, fille du seigneur de Bléré ; elle est aussi Brigit, fille du Dagda. Elle peut s'opposer aux maléfices d'Eochu Bres, roi déchu des Fomoires et des Tuatha Dé Danann.

Son époux n'a pas confiance en elle. Il n'est pas dupe de sa soumission ou ne veut prendre aucun risque. Il attend la dernière touche au portrait de la fresque. Est-ce lui qui vient la chercher ?

Le battant s'écarte sur des épaules de bûcheron, une courte barbe et un sourire chafouin. Achéric s'incline.

— Mademoiselle Bérard, le seigneur Eochu espère que vous avez bien dormi et vous mande à ses côtés.

Léonore surveille les yeux à l'insolence narquoise. Le valet est encore moins dupe que celui qu'il sert. Mieux vaut le garder à l'œil ! En parlant d'œil... Elle fronce les sourcils. Maintenant qu'elle l'observe sous une meilleure lumière, elle repère un frémissement autour de ses traits, comme s'ils oscillaient entre deux visages légèrement différents. Elle se concentre. L'illusion n'est pas aussi flagrante que celle transformant un troll en soudard, mais apporte un halo subtil. Elle enrichit le mercenaire d'un front plus noble, d'une inspiration de chef de guerre, d'un charisme ensorcelé capable de rallier les troupes en déroute sur le champ de bataille.

L'attention de Léonore glisse jusqu'à l'anneau scintillant au doigt, serti d'une pierre de lune.

« Le présent d'Eochu le protège d'un manteau de glamour. Avec, il est invaincu. Méfie-toi de lui. »

Sous la scrutation, Achéric retrousse les lèvres en grimace. Il referme le poing autour de la bague et tend l'autre main avec une insistance enrobée de politesse.

— Mademoiselle, si vous voulez bien me suivre.

Avertie de son secret, Léonore perçoit le tiraillement de l'aura ensorcelée. Elle refrène l'impulsion d'obéir avec empressement, se lève dans une lenteur étudiée et réajuste sa toilette. Devant le miroir de la coiffeuse, elle plaque sur ses lèvres le sourire soumis d'une épouse, comme un guerrier enfile sa cuirasse.

— Je suis à vous.

Elle croit d'abord que le butor va l'emmener vers la salle de banquet ou encore l'atelier de peinture, mais au lieu de descendre, ils s'élèvent dans le donjon.

L'imposant escalier d'honneur se rétrécit sur un passage bien plus utilitaire. Un nœud d'appréhension au ventre, Léonore contemple les marches instables sous le voile d'illusion. Des lézardes courent entre les moellons. Quelques rais de lumière filtrent au travers et se perdent dans les halos des torchères. Les crampons du lierre épousent les murs en surprenante tapisserie végétale. Toute la structure paraît bien peu solide.