24. Une graine déjà plantée (2/3)

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Une lamentation effarée éclate dans le silence des pensées de Léonore.

« Je sens la griffe d'Eochu sur sa haine, » confirme un chuchotement peiné du fond de son esprit.

Elle le voit, maintenant, elle aussi : un tourbillon venimeux dans les prunelles. La raison d'Urbain a chaviré dans ces brumes. Pourquoi ne l'a-t-elle pas perçu plus tôt ? Était-elle à ce point aveuglée ? Depuis combien de temps son père a-t-il sombré sous la coupe du roi maudit ?

Une peur rampante s'insinue dans ses os, lui tord le ventre, souffle dans son cou. Elle resserre le châle sur sa poitrine dans un bouclier illusoire, avec une conscience aiguë de sa vulnérabilité. Le fauteuil la retient dans ses coussins. Ses pieds bandés ne soutiendront pas une nouvelle course. Elle vient de révéler qu'elle savait tout du complot. Son père n'est pas lui-même, pas plus que La Flèche lorsqu'elle les poursuivait dans le château, épée à la main. Que va-t-il faire d'elle ?

Comme en réponse à son interrogation, Urbain reprend, d'une voix horriblement détachée.

— J'ai rendez-vous avec François, ce soir précisément, pour parler de l'avancée de l'élection et d'une missive qui permettrait de convaincre Herman de Wied, l'archevêque de Cologne, de céder sa voix au trône de France. Je suis même déjà en retard. Nous reprendrons cette conversation demain.

Au milieu de sa bulle de désastre, Léonore remarque alors le luxueux pourpoint rehaussé de fils d'or et piqueté de diamants selon la dernière mode en vogue. Son père est apprêté pour son royal entretien. Sans doute était-il même sur le départ lorsqu'elle est arrivée en compagnie du baron.

Elle doit agir, trouver un moyen de l'arrêter, mais lequel ? S'enfuir d'ici, d'abord ! Prendre un cheval !

L'urgence lui insuffle ses forces ; elle bondit du fauteuil. Urbain sonne la cloche des domestiques.

Ses coupures se réveillent sous ses fragiles bandages au bout de trois pas. Elle n'a même plus de souliers pour atténuer les heurts ! Les lèvres serrées sur une protestation, les larmes aux yeux, elle atteint la porte au moment où celle-ci s'ouvre sur une livrée impeccable. Un valet lui barre la route. Elle vacille.

Les sourcils du serviteur s'envolent vers le plafond. Elle doit offrir une vision pour le moins déconcertante avec sa robe en lambeau et sa mine catastrophée.

— Monseigneur, Mademoiselle ? hésite-t-il.

Elle n'a pas le temps de rassembler une excuse convaincante. Des pas craquent sur le plancher.

— Gilbert, aidez-moi à emmener ma fille dans sa chambre. La fatigue et les privations l'ont profondément bouleversée. Elle ne sait plus ce qu'elle dit.

— Bien sûr, Monseigneur. Venez, Mademoiselle Léonore. Je vais vous conduire.

La main diligente se referme sur son poignet. Elle se hérisse d'un afflux de panique.

— Non, lâchez-moi ! Je dois retourner à Amboise, parler au roi !

Elle lève des yeux implorants. Le valet la dévisage d'un air proprement horrifié.

— Laissez-moi passer !

Son père se rapproche, toujours envoûté par ce reflet haineux. Bientôt, il sera sur elle. Elle le reconnaît à peine, ignore ce qu'il pourrait lui faire. Irait-il jusqu'à la violenter ? Serait-il capable de la tuer ? Les brins de sa raison cèdent sous la brutale montée de l'affolement. Une autre voix crie dans sa tête des consignes qu'elle ne comprend pas. Peut-elle encore se faufiler sous le nez du serviteur ?

Cette dernière échappatoire attise sa violence ; elle se débat. Surpris par la résistance inattendue, Gilbert relâche son étreinte et recule d'un pas. Libre ! Elle plonge sur le côté, sa cheville se dérobe devant cet effort supplémentaire ; sa tempe heurte le chambranle dans un tintement de cloches d'église sonnées à toute volée. Un éclair d'un blanc aveuglant engouffre porte, serviteur et espoir de sortie.

Trois coups de pinceau pour un songeWhere stories live. Discover now