24. Une graine déjà plantée (3/3)

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Léonore pousse un léger cri. Sur une tapisserie terriblement lointaine, les mailles claires des allées du parc s'interrompent sur l'arc austère du mur d'enceinte. Au-delà, le serpent de la rivière frôle de ses écailles miroitantes le troupeau des toits endormis. Vers l'est, au-dessus du moutonnement hirsute de la forêt, la lune hisse un œil impavide. Elle semble attendre sa visite.

Les doigts crispés sur le manche de bois ciré attrapé au dernier moment, Léonore a cessé de s'agiter. Elle ne bat même plus d'un cil. Ose-t-elle utiliser son arme ? Les serres qui lui rentrent dans les côtes paraissent soudain un rempart bien précaire face à une chute mortelle. Un à-coup puissant l'aspire vers des hauteurs étourdissantes.

Une seconde forme ailée se découpe à leur rencontre sur les langes indigo du crépuscule. Léonore gémit. Son cœur sombre dans le bourbier de ses entrailles. Un autre de ces monstres arrive pour l'escorter jusqu'à son royal époux. La créature se rapproche, tournoie autour d'eux. Au lieu de plumes, elle déploie des ailes membraneuses de chauve-souris. Une chauve-souris de la taille d'un carrosse !

Une voix bravache vibre dans la nuit, une voix aussi improbable qu'inespérée, une voix qui la soulève d'un parfum d'espoir.

— Léonore !

— Florimond ?

Comment est-ce possible ? Elle suit d'yeux encore incrédules les virevoltes aériennes de la machine volante – elle la reconnaît maintenant. Par rapport à ses souvenirs, le cuir est peint de motifs chatoyants qui évoquent le duvet enflammé d'un phénix. Sanglé sous la structure en bois, l'apprenti de da Vinci tire sur des grappes de fils avec la virtuosité d'un organiste.

Podarge pousse un cri strident et plonge sur l'importun.

— Attention !

Florimond vire au dernier instant. Les deux ailes, de cuir et de plumes, se frôlent dans un ballet audacieux. Léonore entraperçoit un rictus guerrier sous une toison de boucles. Cependant, malgré toute sa dextérité aérienne, la machine volante n'est pas de taille à lutter avec la souplesse prédatrice de la harpie. Prisonnière de l'écrin des griffes, Léonore est emportée dans un piqué qui lui retourne le ventre. Podarge repart déjà à l'attaque, sa serre libre tendue pour lacérer l'insolent. Elle va réduire le fragile assemblage en petit bois ! Le moindre accroc dans la toile précipitera le pilote dans une chute mortelle.

Pas question de regarder l'affrontement sans réagir ! Il reste un espoir de prévenir l'inévitable, un atout toujours pressé dans sa paume moite. Elle se tortille, se hausse, tend le bras. Un doute la tiraille, ainsi suspendue au-dessus du vide dans un numéro de voltige acrobatique. Pourvu qu'elle ait bien interprété les paroles sibyllines de Brigit !

Elle oriente l'ovale du miroir portatif vers la figure de vieux parchemin jauni.

— Contemple-toi, Podarge !

La harpie détourne brièvement les yeux de son objectif et plonge dans ses propres prunelles. Un hurlement écœurant s'échappe de ses lèvres noires. Les ailes se replient en protection, comme pour cacher cette vision d'horreur ; le monde bascule en vrille.

Léonore ne sent plus de pression sur ses côtes, ni le battement puissant du vol. Elle ne sent plus que le vent qui l'avale et son estomac qui menace de ressortir par sa bouche ouverte. Un coin mesquin de son esprit l'informe qu'elle a lâché le miroir, un autre qu'elle a réussi à se débarrasser de la harpie.

Elle tombe, comme une pierre, vers une mort certaine.

Une ombre grossit. Une secousse interrompt brutalement sa trajectoire pour l'emporter derechef dans les airs sous un claquement de cuir. Deux bras humains la maintiennent contre un corps chaud. Son estomac retrouve avec bénédiction sa place habituelle.

Trois coups de pinceau pour un songeWhere stories live. Discover now