35. Tout une question de savoir-faire (1/2)

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Rachel pénètre dans le hall désert sous un voile de fournaise. Un léger pincement de remords la tenaille à l'idée de laisser Florimond et Léonore derrière elle, mais cette fois, ils sont au moins entre de bonnes mains. La fin de cette équipée ne concerne plus qu'elle. Elle et Caleb.

Le félon va s'enfuir par les souterrains, de toute évidence. Il connaît leur emplacement et elle y a aimablement disposé ses affaires, une barque, tout le nécessaire pour disparaître dans la nature. Il faut qu'elle le rejoigne avant qu'il ne s'échappe. Elle le suivrait jusqu'en Enfer, s'il le fallait !

Son regard balaie les masses velues des trois trolls qu'elle a massacrés et s'arrête brutalement sur un élément incongru. Un nœud de membres grêles, une barbiche lichéneuse. Un hoquet de déni se coince dans sa gorge. La Saucisse ? Non, ce n'est pas possible !

Elle le rejoint en deux enjambées et ne peut que constater l'amère réalité, la plaie béante. Comment est-il là ? Pourquoi ? Elle ne l'avait pas même pas vu dans la précipitation de son intervention ! Ainsi, contrairement à ce qu'elle croyait, elle est arrivée trop tard. Elle s'accroupit en se mordant les lèvres. Un goût de fer lui pique la langue.

— Pourquoi ? répète-t-elle à voix haute. Pourquoi tu t'es mêlé du grabuge ?

Elle se penche sur le corps inerte et sursaute devant les yeux jaunes entrouverts, déjà voilés de passage.

— Karadeg a protégé le jeune maître, croasse-t-il d'une voix faible. Pour la maîtresse.

Que répondre à cela, placée face à sa propre déficience ? Quelle vie mérite le sacrifice d'une autre ? Elle effleure les doigts grêles, aussi fins que des brindilles.

— Je vais te soigner, tu vas guérir, et tu pourras de nouveau te gorger de saucisses.

Qui espère-t-elle tromper ? La flaque visqueuse sur les dalles rend l'affirmation risible. Elle n'a pas pu sauver Roland non plus. Elle n'est même pas un vrai mire. Elle tue, c'est tout ce qu'elle sait faire. Le reste n'est que mensonge.

Un tremblement le parcourt.

— J'aime les saucisses, approuve-t-il dans un souffle laborieux. Peut-être que la dame blanche... dans son palais de lune... aura des saucisses pour Karadeg ?

Rachel bat des paupières. Elle ne s'était jamais interrogée sur les croyances des korrigans. En fait, elle ne s'était jamais doutée de l'existence des korrigans jusqu'à aujourd'hui. Comment vivent-ils ? D'où viennent-ils ? Quelle est cette déesse dont il parle ? Elle n'aura jamais l'occasion de lui poser toutes ces questions.

— J'en suis certaine.

Il s'apaise sur cette assurance. Sa bouche se crispe sur un dernier rictus ou des mots qui ne franchissent pas ses lèvres. Les prunelles se figent sur un autre monde. Il ne bouge plus.

Elle se redresse dans un craquement de genoux. Tout est sa faute. Elle aurait dû être avec eux. Depuis le début, elle ne prend que des mauvaises décisions. Si elle n'avait pas quitté Florimond et Léonore dans la forêt, peut-être que Roland serait encore en vie.

Sa faute. Celle de Caleb aussi.

Il ne doit pas lui échapper. Sinon, toutes ces morts n'auront aucun sens. Elle bondit par-dessus un cadavre de troll et s'élance vers la salle de banquet.

Les flammes rongent les tentures aux fenêtres ; des lueurs orangées courent au plafond. Par un étrange tour du destin, les deux vastes cheminées contemplent de leur âtre impassible ce feu devenu sauvage. L'immense fresque se craquelle ; un réseau de zébrures s'empare de la cité féerique. La peinture plus fraîche fond sous la chaleur. L'œil unique de la reine blonde pleure des larmes aussi bleues que le ciel.

Trois coups de pinceau pour un songeWhere stories live. Discover now