20. Ce qui distingue un ami d'un ennemi (1/2)

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Léonore remue à la frontière de l'éveil. Un chant mélancolique se perd entre les pierres d'une ville abandonnée, qui se diluent à leur tour dans les limbes. Quelques trilles joyeux pépient à ses oreilles et se répondent de loin en loin ; des taches de lumière lui taquinent les paupières. Elle flotte dans ce délicieux cocon où le rêve s'efface, mais le train des soucis n'a pas encore pris les rênes.

Un filet d'air froid lui chatouille les côtes. Elle veut se blottir plus profondément sous sa couverture, mais la coquine a disparu. Son matelas de plumes se hérisse de brindilles urticantes et d'arêtes inconfortables. Elle s'assied en sursaut, le cœur battant, avec l'impression d'avoir reçu un seau glacé en pleine figure.

Une cathédrale vivante courbe les rameaux de sa voûte dans l'air matinal. Des pétales de lumière se glissent en douceur entre les vitraux de ciel. Tout un monde de fourrés, d'arbrisseaux et de vie cachée bruit une prière feutrée. Le chant des fidèles vole de branche en branche, porté par un éclat de plume.

Elle n'est définitivement pas dans sa chambre du château de Bléré.

— Léonore ? marmonne une voix embrumée de sommeil sous son coude.

Florimond, encore blotti contre elle, frotte ses paupières encroûtées. Des brindilles perdues dans ses boucles châtains l'ébouriffent du batifolage d'un joli cœur qui aurait passé la nuit en galante compagnie. Elle pourrait s'émouvoir de cette intimité si d'autres préoccupations ne surgissaient pas en rangs pressés.

Ils sont seuls, sur un lit de vieilles feuilles, sous la ramure d'un chêne. La mercenaire a disparu.

Elle se redresse, vérifie autour d'elle. Peut-être La Flèche est-elle allée satisfaire un besoin naturel ou explorer les environs en attendant leur réveil ? Mais son oreille tendue ne discerne que les bruissements feuillus d'une forêt profonde. Leur escorte a filé en douce, sans doute depuis longtemps.

Léonore esquisse une grimace chagrine. Des parties insoupçonnées de son anatomie protestent du traitement subi ces dernières heures. Elle est frigorifiée jusqu'à la moelle. Sa robe maculée n'a plus qu'un lointain rapport avec une quelconque tenue de bal – à vrai dire, elle doit ressembler à une souillon drapée d'un vieux chiffon. Pour couronner cette débauche de bonnes nouvelles, elle n'a pas la moindre d'idée de la direction à prendre pour rentrer à Bléré.

Elle se mord la lèvre, essuie un picotement au coin de l'œil et ravale le hoquet qui lui chatouille la gorge. Il faut voir le bon côté de leurs aventures : ils se sont échappés, vivants, des sortilèges du roi Eochu. Ce n'est pas Jacques qui se laisserait abattre de la sorte devant la perspective d'une petite marche. Il a toujours adoré courir les bois. Le sourire espiègle perché sous les mèches en bataille la berce d'un réconfort vacillant. Léonore doute que Blaise Fayet ait envoyé le moindre message à Bléré. Père et lui doivent être morts d'inquiétude.

— Rachel est partie, constate Florimond en se levant à son tour.

Léonore note l'utilisation du prénom, le voile déçu dans son regard, la fêlure de son timbre. Malgré les rebuffades dont elle l'assomme, il semble tenir à l'irascible mercenaire pour une raison qu'elle a bien du mal à comprendre. A-t-il seulement percé la signification de la lettre ? Doit-elle lui dire ?

Hier, après le coup de tonnerre de la découverte, ils ont à peine échangé trois mots. La Flèche s'est enfermée dans un mutisme boudeur. Florimond et elle se sont installés à quelque distance. Le sommeil l'a tout de suite emportée.

À la réflexion, il vaut sans doute mieux que la mercenaire ait déguerpi avant leur réveil, tranchant net une compagnie qui ne pouvait que s'avérer houleuse. Elle ignore comment toutes deux auraient réagi au grand jour, coincées de part et d'autre d'une vérité aussi acérée qu'un poignard sur la gorge d'un vieil homme sans défense.

Trois coups de pinceau pour un songeWhere stories live. Discover now