19. Un visage dans un repli de rêve

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Rachel contemple la poignée cuivrée léchée de reflets de flammes, comme si l'intensité de son regard pouvait en nier l'existence.

Du fond de son sommeil, une certitude lui broie les tripes. Elle connaît cette porte. Elle connaît cette odeur d'herbes médicinales, de cire chaude et de bras maternels. Elle connaît cette rumeur de cris, de heurts et de violence qui dévore tout sur son passage.

Elle veut ouvrir les paupières, mais elles sont scellées de cauchemar, ou déjà bien trop écarquillées. Alors sa main se tend, tourne le bouton et pousse le battant sur une scène d'une familiarité terrifiante.

Une bascule l'emporte à l'abri d'une montagne de glaise, dans le coin le plus reculé de la chambre. Un géant franchit le seuil : une silhouette d'obscurité liserée de feu, le témoin sanglant de son crime à la main. Elle serre les poings sur ses yeux, appelle en vain une mère qui ne viendra plus, tremble jusqu'au fond des os. Des pas pesants s'approchent.

Comme toujours.

Cependant, cette nuit, quelque chose est différent. Une subtilité nouvelle flotte dans l'air. Elle perçoit la texture du songe. Son esprit dort et pourtant s'éveille. Est-ce un effet du poison sur son bras ? Est-ce sa récente confrontation à une réalité plus vaste ? Est-ce la compréhension amorcée dans sa conscience quand l'envoûtement s'est dissipé ? Peu importe. Cette nuit, elle n'est pas que spectatrice.

Cette nuit, elle agit.

Ses mains se décollent de leur place immuable. Une fillette apeurée puise un brin de courage dans celle qui la contemple au travers des années, dans cet avenir orageux qui l'attend. Qui est-elle ? Rachel ou La Flèche ? Les deux. Leurs volontés s'unissent au-dessus du gouffre du temps.

Elle se redresse. Le géant n'est plus si grand. Elle l'affronte par-delà le rempart du golem et plonge dans le mystère inaccessible de son visage. Alors, un voile se soulève, quelque part, dans un repli oublié de sa mémoire.

La vérité apparaît.

Des yeux haineux, un menton piqueté d'un fin duvet, une grimace d'adolescent vindicatif.

Caleb.

Le nom s'envole de ses lèvres dans un tourbillon de révolte, de rejet et d'outrage. Un craquement divin zèbre la trame du songe. Un déluge de glaise s'effondre sur sa tête et l'emporte sous une vague de ténèbres.

Quand elle reprend conscience, une pression appuie sur sa poitrine. La transpiration glisse sur sa peau. Tout est noir. Il fait chaud. Elle étouffe. Des arêtes vives lui lacèrent les bras. Elle ne peut pas bouger. Elle n'a même plus de salive pour crier. Elle est enfermée dans le four de quelque démon qui la cuit à petit feu. Chaque os, chaque muscle, chaque carré de peau se rebelle ; en vain. Un flot de panique se répand dans ses veines et noie sa raison.

Un bruit incongru perce le crépitement de l'incendie. Elle se raccroche à ce fil d'étrangeté pour ne pas perdre pied. Les débris qui la recouvrent glissent dans un claquement. La pression se relâche. Ses bras s'animent d'une mobilité retrouvée. Elle inspire un air qui lui brûle les poumons. Un contact humide lui caresse la joue. Ses doigts se resserrent sur un pelage rêche comme ceux du naufragé sur une planche de salut.

*

Elle papillonne des paupières.

Le jappement reprend, plus joyeux, libéré du vrombissement sourd des flammes. Elle entrouvre les yeux sur la pénombre transie de rosée d'une aube naissante.

Une racine lui enfonce les côtes. Un frisson humide lui pique la peau de chair de poule. Elle respire une fragrance de tourbe grasse, de taillis feutré et de branches grinçantes. Une couverture de silence dorlote les bois assoupis, mouchetée des infimes frottements d'une vie nocturne qui cède à petits pas sa place au jour.

Trois coups de pinceau pour un songeWhere stories live. Discover now