18. Une poignée de brins fragiles (1/3)

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Florimond se retient d'une main au bord de l'embarcation ; de l'autre, il serre Léonore contre lui. Dans la liste des péripéties pouvant animer une veillée de fin d'hiver, le bain nocturne dans une rivière glacée se situe tout en bas, juste à côté de dîner avec les loups et course contre un dragon.

— C'était quoi, ça ?

Sa voix dérape sur le dernier mot.

— Une vague, grommelle La Flèche de son entrain désopilant.

Elle pourrait donner des leçons de grimaces au si talentueux Francesco. Malgré la réponse lapidaire, Florimond remarque qu'elle accélère la cadence. Les avirons grincent un refrain lugubre dans les passants de fer. La proue fend les eaux d'un noir charbon. Pendant qu'il scrute le voile aquatique, Léonore garde les yeux rivés vers la lune. Elle se blottit contre son épaule.

— Et là-haut, vous avez vu ces oiseaux ? Ils partaient vers l'ouest, vers Amboise.

— Bah, des corbeaux, chassés par les allées et venues des gardes, rassure-t-il.

Ou bien cherche-t-il à mieux s'en convaincre ? Il vérifie la présence de sa branche tordue, serre sa besace au creux de son ventre et retient un frisson. Après le confinement de la crypte, la brise humide s'immisce dans le moindre interstice de sa tunique. Quelques volutes vaporeuses dansent entre les rayons de lune : un ballet fascinant, qu'il apprécierait bien mieux depuis la fenêtre du Cloux, au coin d'une cheminée crépitante

Léonore le dévisage de son œil mélancolique, celui qui perce les chimères.

— Ils ne ressemblaient pas à des corbeaux, ni à des corneilles, ni à aucun autre oiseau que j'ai pu voir.

— Vous allez fermer votre clapet, tous les deux ! siffle la mercenaire. Les voix portent sur l'eau. On n'est pas encore tirés d'affaire !

Florimond redresse les épaules sous la rebuffade, mais ne rétorque pas. Sur le miroir de la rivière, leur fragile esquif lui paraît soudain aussi visible qu'un phare. Pourquoi sent-il deux prunelles sans âge vissées sur lui ? Le halo sinistre du château exacerbe son imagination. Du coin de l'œil, les murailles se lézardent, le lierre envahit les pans délabrés, les tuiles manquent à l'appel. Maintenant qu'il en a conscience, l'illusion ne parvient plus à l'aveugler complètement.

Pour distraire le malaise qui lui malmène l'estomac, il se concentre sur la rameuse, sur le jeu huilé de ses muscles à chaque traction, sur le rictus va-t-en-guerre accroché aux lèvres. Elle s'est de nouveau réfugiée derrière l'armure revêche de La Flèche, plus hérissée qu'un porc-épic. Pourtant, sa cuirasse n'est pas aussi impénétrable qu'il y paraît. Il a entendu l'appel dans le tunnel, celui de la fillette entraperçue dans de brefs instants de fêlure. Alors, il est revenu sur ses pas, pour cette Rachel qu'il ne connaît pas, mais qui a besoin d'aide. Qui est-elle vraiment ?

Une nouvelle vague malmène l'embarcation. Une main se serre autour de son bras et l'arrache à sa contemplation philosophique.

— Il y a quelque chose dans l'eau, souffle Léonore dans un murmure à peine audible.

— Ce sont juste des remous, grogne la renfrognée de service. On arrive au confluent avec la Loire. Ça va secouer un peu.

En effet, au détour d'une boucle placide, le rideau de saules s'écarte sur une vaste plaine rase, ondulée de reflets de lune, liserée au loin de la bande ténébreuse d'un fouillis végétal.

En tant que fier Amboisien de souche, Florimond se targue de bien connaître la Loire. Il l'a vue impétueuse sous les pluies de printemps ; il la sait alanguie dans les chaleurs estivales ; il l'a même observée sous les leçons du maître, pour s'approprier la manière dont son eau épouse les humeurs du ciel. Toutefois, jusqu'à présent, il n'avait jamais apprécié à sa juste valeur toute la majesté de sa présence, la puissance de ses flots, la noirceur de ses profondeurs.

Trois coups de pinceau pour un songeWhere stories live. Discover now