Chapitre 42 : Un si long chemin (1/2)

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Il fuit de longues heures sans oser s'arrêter, sursautant à chaque bruit, anxieux lorsqu'il n'y en avait plus aucun. Il força sur ses blessures, il demanda toujours un effort supplémentaire à ses muscles. Il finit par tomber en même temps que la nuit et se résolut, au mépris d'être repéré par des hommes, à allumer un feu pour passer la nuit. Dans la chaleur réconfortante des flammes, la radio murmurait la voix fluette de la journaliste de FSDL entrecoupée de parasites.

» En ces heures sombres...crrr... qui sont les nôtres.

Ses inflexions pétillantes et mélodieuses avaient déserté les ondes au profit d'une funeste gravité.

» Voilà plus d'un mois que le leader de la révolution... crrr... perdu la vie dans une voiture piégée. Les Phœnix et... crrrrrr... toujours mutuellement la faute. Chacun se revendique comme le successeur légitime d'Enmyo et... crrr... lutte fratricide. Le conflit pour le pouvoir, un temps contenu en New-Washington, s'étend aux autres gigapoles et cités du monde : Londres, Dehli, Tokyo... crrr... Téhéran, Le Caire...crrrr... plus que des champs de bataille. Nos envoyés spéciaux nous ont... crrr... confirmé que des unités survivantes de la Fédération, des branches dissidentes de l'Alliance, des milices civiles, des groupuscules religieux, des gangs... crrr... dans un chaos absolu.

Kyle ajusta le bouton du variateur de fréquence et monta un peu le son.

» Comme vous le savez si vous nous écoutez régulièrement, nous avons, moi et notre équipe, été contraints de fuir Moscou. La tour Ostankino, à force d'essuyer des tirs, était sur le point de s'effondrer. Nous voici donc de retour à nos origines : dans les Terres Désolées de Sibérie. Je ne vous mentirai pas, auditeurs et auditrices. Au cours de notre exode, nous avons été témoins de scène de pillage, de violence et de survie insoutenable. Mais aussi de solidarité, de générosité, d'entraide et de don de soi. N'oubliez pas que la bonté existe toujours en l'humain. Ne sombrez pas dans la méfiance et la haine. Il y en a déjà bien assez comme ça. Donnons plutôt une chance à la paix.

La journaliste marqua une pause avant de reprendre avec un enthousiasme forcé :

» C'est justement le prochain titre que vous vous apprêtez à entendre !

Les accords de guitare, les claquements de mains et un chœur saturèrent l'enceinte. Sur le rythme joyeux et bon enfant de la musique, Kyle se surprit à espérer que les paroles de la reportrice puissent avoir une influence, même minime, sur le monde.

Toutefois, avec les images descités dévastées en tête, il en doutait fortement...

***

La Volga entraîna Kyle jusqu'aux abords de Iaroslavl. Quelques jours plus tôt, il n'aurait jamais songé à ne serait-ce que s'approcher de la vaste cité ; en cet instant, il hésitait à la traverser. Les deux ponts – de surcroît en bon état ! – qui enjambaient le fleuve lui faisaient de l'œil. Les larges avenues paraissaient vides de toute vie. De jour comme de nuit, elles demeuraient inanimées. Aucune lueur ne chassait les ténèbres. Plus aucune âme ne nichait dans cette ville, gargantuesque dépouille d'un léviathan d'acier, de béton et de goudron échoué sur les berges.

Entre le risque de braver une cité fantôme et celui de parcourir des dizaines de kilomètres en quête d'un autre pont (qui serait peut-être détruit ou contrôlé par une faction quelconque), Kyle opta pour Iaroslavl. Il se dirigea droit vers la cité, convaincu que la montée de violence à Moscou avait causé l'abandon des lieux et qu'aucun risque n'était à craindre. Les usines, bureaux et centres commerciaux péri-urbains lui firent instantanément comprendre son erreur : les complaintes du vent résonnaient en soliste, les vitres n'étaient plus que gouffres obscurs, la rouille contaminait les métaux, les briques se désagrégeaient et la végétation proliférait en dehors des étroites plates-bandes cimentées que l'humain avait daigné leur accorder. Les mêmes scènes se répétèrent parmi les logements végétalisés aux formes douces et enveloppantes, les rudes barres d'immeubles aux couleurs délavées et les antiques bâtiments du centre-ville qui, contrairement à leur homologue moderne, conservait encore toute leur grâce bariolée.

Des années avaient été nécessaires pour parvenir à un tel résultat. Aucun stigmate de la guerre n'était à déplorer. Rien n'expliquait cette exode. Sa méfiance aiguisée, Kyle saisit son fusil laser et avança désormais à pas prudents. Il franchit un barrage de blocs de béton et de barrières recouvert de signalisation de danger avec un terrible pressentiment.

L'appréhension se transforma en horreur face aux survivants de Iaroslavl : des squelettes aux ventres gonflés par la famine, leur peau piquetée de cicatrices tendue sur des os saillants. Sans leurs râles d'agonie, sans les mouvements saccadés d'yeux exorbités dans des visages décharnés, ils se confondaient avec une effrayante facilité parmi la masse des trépassés. Les plus vivaces n'arboraient encore aucune cicatrice. À la place, un mouchetage de pustules cyanosées, parfois creusées en puits putrescents, dévorait leur chair. Face à ces hérauts de la maladie, l'exode prenait tout son sens. Les habitants avaient d'abord tenté de parquer les infectés dans cette enclos. Les sentinelles avaient fini par les rejoindre ou avaient déjà fui avec le reste de la population. Les âmes égarées, à la place de trouver un refuge dans les entrailles infestées de la cité, n'y respirait que la mort.

Kyle s'empressa de tirer de son barda un pan de tissu pour le nouer devant ses voies respiratoires. Il fonça à travers les artères pestilentielles, évitant les cadavres et les agonisants qui n'avaient même plus la force de quémander un trépas plus preste.

Dans sa course folle, des images toutes plus horrifiques les une que les autres brûlèrent au fer rouge sa rétine. Le fatalisme des survivants qui préféraient encore se laisser mourir que d'être sauvagement massacrés ou enfermés une nouvelle fois tel du bétail par des personnes« saines ». Les trottoirs, les routes et les parcs qui croulaient sous les cadavres et les squelettes. Des poitrines lacérées par les griffes des rats, déchiquetées par le bec des corbeaux, dont les poumons se gonflaient encore parfois de vie. Les brouillards de mouches qui bourdonnaient affreusement aux oreilles. Les couches de vers grouillant sur de la chair gonflée ou liquéfiée, verdâtre ou noirâtre. Une femme semblable à une momie desséchée qui serrait dans ses bras rachitiques un nourrisson réduit à l'état de poupée livide et désarticulée. Au passage de Kyle, la mère s'était à sa plus grande surprise animée. Elle avait extirpé de ses haillons crasseux un sein flétri et l'avait porté avec une douceur poignante à la bouche de son enfant. Incapable ou refusant de comprendre que sa progéniture ne téterait plus jamais, elle le caressait tendrement, blotti contre son cœur, une plainte continue, un sanglot déchirant suintant de la crevasse qui lui servait de bouche.

Ces scènes cauchemardesques le poursuivirent bien au-delà d'un deuxième barrage de sécurité, bien plus loin que la Volga et bien après que les coupoles et flèches dorées de Iaroslavl aient disparu dans son dos. Il s'effondra dans la boue, incapable d'accomplir un pas de plus, ses poumons sur le point d'exploser, ses innombrables blessures criant à l'unisson. Pourtant, toutes les protestations de son corps résonnaient dans le vide. Le cerveau de Kyle était tombé trop loin dans l'abîme.

Comment les Phœnix avaient-ils pu permettre à une telle abomination de se produire ?N'étaient-ils pas censés assurer paix et sécurité aux villes tombées sous notre emprise ? Les commandants avaient-ils outrageusement menti en prétendant que les besoins des innocents étaient pourvus ? Avaient-ils prodigué ces mielleux mensonges pour que nous nous investissions pleinement dans la guerre, sans inquiétude pour nos proches ? Pour nous faire oublier que pour que nous puissions boire, manger et nous vacciner contre les épidémies qui germent dans le sillage de la guerre, les innocents que nous pensions protéger ne connaissaient que la privation ?

Voici donc quel a été le prix de notre révolution ratée...

Les Cendres d'un Rêve [Terminé]Where stories live. Discover now