Phase 3.5☞Harley Goldman

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Mes doigts glissent sur le papier jauni et tournent délicatement la page. La bibliothèque du palais, immense pièce aux murs couverts d'étagères, possède, parmi ses ouvrages, de véritables trésors. L'Eneide que je suis en train de manipuler avec le plus grand soin date du XVIe siècle et surprend par son état de conservation. Je m'y suis plongé avec avidité, les aventures des héros troyens me permettant d'échapper quelques heures à l'ambiance atrocement pesante du palais.

Depuis la mort du Roi, la joie a déserté les murs royaux. Les domestiques, comme les gardes, affichent un visage de pierre. Malheur à celui qui osera leur parler du complot révélé par les journalistes ! Ils n'en feraient qu'une bouchée. Rares sont ceux qui arrivent à y croire ici, où le Roi était un homme connu de tous, sévère certes, mais respectueux et bienveillant. Étrangement, ces découvertes ne m'ont fait ni chaud ni froid. Oui, le père d'Aidan a commis des crimes, mais je ne peux me rappeler que de son visage aussi horrifié que terrifié alors qu'une balle venait de lui perforer l'abdomen. Oui, ces révélations vont bouleverser le paysage politique du pays et autrefois, j'y aurais été sensible, mais aujourd'hui, je ne peux penser qu'à la douleur qui se cache dans les yeux bleus d'Aidan.

Pas un jour ne se passe sans que je ne le sente au bord de l'effondrement. Il a beau se redresser, lever le menton et dominer la foule d'un regard fier ; je ne rate rien de la tension qui crispe ses épaules, de la peine qui fait trembler sa main et de la souffrance qui le pousse vers la solitude. J'essaye de lui adresser des sourires rassurants, j'aimerais pouvoir lui offrir une caresse consolatrice ; mais avec les événements récents – l'attentat, le couronnement d'Aidan, les visites d'ambassadeurs, de ministres, d'officiels de toutes sortes – une foule compacte tourne autour de lui comme des abeilles autour d'une ruche, empêchant toute forme d'intimité.

Il n'a même pas eu le droit de pleurer dignement son père. Après les révélations des journalistes, le pays tout entier s'est opposé à ce que le Roi décédé reçoive les superbes et pompeuses funérailles normalement réservées à nos monarques. Non pas que la cérémonie se soit déroulée de façon intime, au contraire, les caméras n'ont jamais été autant pullulé et le nombre d'invités a dépassé tout ce que mon esprit aurait pu imaginer, mais aucune oraison funèbre n'a été prononcée et tout s'est déroulé de façon sobre, sans la moindre fioriture. Aidan a été jugé sur ses moindres réactions, ses plus petits gestes. Jamais je ne l'avais vu se contrôler à ce point : pas une émotion n'a filtré sur son visage alors que sa mère, qui s'appuyait misérablement sur son bras, pleurait en silence. À cette occasion, Amber et moi avons nous aussi été la cible de nombreux regards. Par respect pour le mort, nul ne s'est hasardé à nous interroger directement, mais la question se lisait dans tous les yeux. Laquelle d'entre nous épouserait Aidan ? Quand prendrait-il enfin sa décision ?

J'ai ignoré ces interrogations. Elles n'avaient rien à faire dans un enterrement. Ces derniers ont été nombreux après l'attentat. J'ai assisté à celui de la servante qui avait partagé ma nuit de terreur. J'ai appris son nom, Cassandre, alors que son cercueil descendait dans la fosse. Il ne reste de notre rencontre, outre mes souvenirs, qu'une large cicatrice pourpre sur ma cuisse droite. Un chirurgien du palais m'a informé qu'il serait facile de la faire disparaître. J'ai refusé.

La nuit, je ne dors plus. Quand je ferme les yeux, des images cauchemardesques envahissent mon esprit. Des cris, du sang, des chargeurs qui se vident. L'odeur de la mort, le goût de la peur. Je passe des heures, depuis mon balcon, les yeux rivés sur le ciel, ou depuis mon lit, sur le plafond de ma chambre. Mes insomnies m'emportent vers Aidan. Je l'imagine, lui aussi incapable de trouver le sommeil. Se tournant et se retournant dans son lit. Faisant les cent pas sur le parquet froid. Pleurant, enfin, dans le secret de sa chambre. Et j'aimerais être là, avec lui. Partager une étreinte pour faire évanouir nos peurs, des baisers pour effacer nos fautes, des caresses pour atteindre l'absolution.

L A P R I N C E S S E ♛ - Jeu de rôleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant