Phase 3.4☞Harley Goldman

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Je coupe ma viande en petits morceaux réguliers, sépare le canard saignant des haricots verts et me sers un verre de vin rouge sang. Je jette un coup d'œil à ceux qui m'entourent : la famille royale et mes deux dernières comparses. Je porte ma fourchette à ma bouche et mâche distraitement en repensant à notre nombre de départs. Que le temps a passé depuis le début de cette compétition ! Cinq longs mois entre les murs de ce palais étrangers qui pourrait devenir mien. Cinq mois de sourires, de parades, de réceptions et de comédies. Cinq mois à découvrir Aidan.

J'entends l'horloge sonner six heures. Où plutôt, j'aurai pu l'entendre sonner, si un assourdissant bruit de fenêtre qui se brise n'avait pas envahi l'espace. Je suis perdue. Je ne comprends rien. J'ai mal. Une fumée blanche se répand dans la pièce, agresse mes yeux et mes narines. J'éternue et des larmes troublent ma vue. Cela ne change pas grand chose : mon champ de vision n'est fait que d'un nuage blanchâtre et de formes indéfinies. Ma jambe me fait terriblement souffrir et je m'écroule par terre. Des hurlements résonnent et se mêlent à des ordres, des suppliques. Puis la terrifiante musique des mitrailleuses qui se déchargent explose. Je me pétrifie avant de me mettre à trembler violemment. Ils sont revenus. Revenus. J'ai envie de vomir. J'ai l'impression que ma vessie va me lâcher.

En geignant, de douleur comme de peur, je me traîne vers ce que j'espère être la porte de service. C'est en tout cas par là que les domestiques entrent normalement dans la salle à manger. Mais en réalité, je ne suis même pas sûre d'aller dans la bonne direction, le gaz obstrue encore complètement ma vision. Ma jambe droite me lance horriblement, chaque mouvement est une torture. Je jette un coup d'œil derrière mon épaule, cherche à apercevoir Aidan.

À travers les volutes de fumée, j'entrevois le Roi criant quelque chose, que je ne perçois pas dans la cacophonie ambiante, aux gardes du palais. Ceux-ci saisissent ce que je devine être la Reine et Aidan qui essaye un temps d'échapper à leur poigne. Nos regards se croisent un instant avant qu'un nouveau fumigène ne vienne replonger la pièce dans un brouillard aussi épais qu'un linceul.

C'est peut-être la dernière fois que je le vois. L'un de nous pourrait mourir cette nuit. Il suffirait d'une mauvaise rencontre, d'une balle perdue, d'un couteau un peu trop aiguisé... Je refuse d'y penser, je dois m'échapper, fuir le bain de sang.

Je parviens enfin à la porte de service et avec un sanglot de soulagement, je fais tourner la poignée et me réfugie dans le couloir sombre en claquant furieusement la porte derrière moi. Je me relève péniblement en m'appuyant contre un mur. J'hésite, je pourrais verrouiller le passage et empêcher ainsi les rebelles de m'atteindre, mais cela priverait d'autres personnes de cet espoir de survie. La porte, pourtant insonorisée, ne m'empêche pas d'entendre le carnage qui se déroule dans la pièce voisine. Un hurlement d'agonie perce soudainement la tempête de destruction. Mes ongles s'enfoncent dans mes paumes. Je sens une larme rouler sur ma joue. Je l'essuie rageusement, il sera temps de pleurer les morts plus tard. Maintenant, il est question de survie.

Ma décision est prise : je m'éloigne de la porte en boitillant, le verrou intact. Je n'ai pas le droit de condamner une autre personne. Les rebelles se chargent déjà de repeindre les murs du palais en rouge. Je refuse de devenir, même involontairement, la complice de cet odieux massacre.

Le couloir est long, sombre et débouche sur un étroit escalier en colimaçon. Je grimace. Je ne suis pas sûre que ma jambe puisse tenir le coup. Le moindre mouvement m'oblige à retenir un gémissement de souffrance. Avec prudence, je tâte ma blessure et sens sous mes doigts le froid mordant d'un épais et long morceau de verre. Il a déchiré toute ma cuisse avant de finir sa course en s'enfonçant profondément au-dessous de mon genou. Mes mains sont poisseuses de sang. L'éclat a dû m'atteindre lorsque les fenêtres ont explosé. Je le saisis et le tire doucement. En vain. Je m'écroule aussitôt et laisse échapper un gémissement pitoyable. J'ai mal. Je tremble et je transpire. Mes mains sont moites. Ma bouche a le goût de la bile. J'essaye de reprendre ma respiration. Inspiration. Expiration. Inspiration. Cette fois, je tire d'un coup sec. Rapide. Je hurle et un flot de sang coule de ma plaie béante. Les larmes recommencent à couler. Des taches noires volettent devant moi.

L A P R I N C E S S E ♛ - Jeu de rôleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant