Cinquante-neuf

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Cinquante-neuf (1036 mots) ! scènes choquantes !

Pdv de Jade

Papa -Alors, ça avance la recherche de travail ?

-C'est un enfer, avouais-je à mon cher père.

Papa -Je suis sûr que ce n'est qu'une question de temps avant que tu reçoives une lettre d'acceptation.

-Je l'espère sincèrement, ce n'est pas évident de vivre dans le flou total.

Papa -Je sais, ma chérie. Ta mère arrive, je te laisse. Repose toi bien, je t'aime.

-Moi aussi, je t'aime. Bisous papa.

Je souris et raccroche rapidement, n'ayant aucune envie d'entendre ma mère. Elle ne sait pas que je n'ai plus qu'un seul travail, et tant mieux pour moi.

Dire qu'il y a deux mois j'étais sur les marches de Clairefontaine, à pleurer en disant au revoir à mes nouveaux amis. Didier était là, je lui ai dit au revoir aussi, et puis est venu le tour de Benjamin ; ce que je redoutais le plus depuis cette nuit magique. Je n'avais aucune envie de me séparer de lui. Tout le monde était dans le bus direction l'aéroport, et on se regarda dans les yeux, sans parler avant de se prendre dans les bras. Je laissais échapper des larmes. Il me chuchota "Je dois partir maintenant" et me lâcha. Je lui fis un bisou sur la joue et en relevant la tête, vis les garçons émus à travers la vitre. Il partit sans se retourner, cela aurait été trop douloureux. Pourquoi ce souvenir me revient maintenant, avant de dormir ? Il est tard mais je n'arrive pas à m'endormir - comme à mon habitude depuis des semaines durant maintenant. Je sais que je n'arriverai pas à dormir, mais je ne veux pas sortir des draps car l'air est glacial en ce mois de janvier. En plus je me souviens appeler Benjamin pour lui demander de faire Nouvel An avec sa famille et moi, et lui qui me répond qu'il ne peut pas car il doit rester à Munich. Ces souvenirs n'ont rien à faire dans ma tête à des heures pareilles. Mes yeux se remplissent de larmes quand ces affreux pans de ma mémoire resurgissent. Je vis tout extrêmement fort ces derniers temps, comme si j'étais devenue hypersensible.

Au bout de deux heures, je me dis que je ne vais pas arriver à dormir. J'en ai marre. Je hurle sans raison au beau milieu de la nuit, je tire sur mes cheveux, je me recroqueville et glisse sur le mur. Il faut que tout cela cesse. Je vais dans la cuisine, prend un couteau et l'approche de mon bras. Je pique légèrement ma peau à proximité d'une veine et me rend compte de la douleur que cela me fait. Je me sens encore moins bien alors que je pensais que ça me soulagerait. Tout d'un coup, je prends conscience de l'atrocité de mon acte, de mes pensées, de cette situation, de ma propre âme, de tout. Je lâche le couteau et le bruit résonne dans tout le salon, fort et métallique. J'ouvre le frigo et me prépare une omelette que je fais trop cuire et que j'assaisonne mal. Elle est mauvaise, mais mon ventre réclame une suite alors j'en refais une, sachant qu'elle ne peut pas être bien pire que la précédente. Effectivement, la deuxième à meilleur goût ; mieux épicée et baveuse comme j'aime. Je me fais griller du pain dans le reste d'huile de la poêle et je me fais un sandwich avec des crudités et des filets de poulets tout prêts gardés dans le frigo. Je rajoute une sacrée dose de ketchup et de mayonnaise. Bien meilleur que les deux omelettes. Plus nourrissant. Toujours fade car c'est dur de ne pas se rappeler que ma vie craint, ou en tout cas d'en être persuadée. C'est bête à dire, mais ce sandwich est la meilleure chose qui me soit arrivée depuis ces dernières semaines.

Il est six heures du matin et je me réveille sur le canapé où j'ai dormi quelques saintes heures. Assez pour aller rapidement au boulot sans tomber de fatigué en chemin.

J'arrive à peine dans la boulangerie que Louis m'interpelle déjà.

Louis -Pile à l'heure. Comment tu vas, ma petite ?

Il m'appelle toujours ma petite, surnom que je trouve assez énervant, mais justifié par le fait que j'ai quelques années de moins que lui. D'habitude je trouve ça mignon ou affectif, mais ces temps-ci ça me tape sur le système.

-J'ai connu mieux.

La réponse automatique depuis plus d'un mois.

Louis -Tu me dis toujours ça. Je suis sûr que t'as fait quelque chose d'intéressant hier, non ?

-À part que je n'ai pas dormi, et que j'ai réussi à rater une omelette, non.

Louis -Jade, je suis sûr que c'est pas si horrible que ça. Il faut positiver.

Je l'entends soupirer. J'enfile mon tablier en silence et j'attrape le torchon pour nettoyer le comptoir avant l'ouverture.

Louis -Tu m'ignores maintenant ?

-Tu voulais que je réponde quoi ? Non, c'est faux j'ai chialé toute la nuit.

Louis -Oh, Jade...

Il a pitié de moi. Il me serre dans ses bras, mais ça n'a pas l'effet d'une consolation. J'ai plutôt l'impression qu'il me prend pour un oiseau blessé, incapable de voler. Une faible. Une fragile. Comme si, parce que j'étais une femme, je ne pouvais pas être forte. Comme si j'étais le sexe faible. C'est comme ça qu'on m'a traité toute ma vie, et cette période sombre me rappelle tout ce que je déteste le plus ; être traitée comme une pauvre petite femmelette.

Alors je le repousse. Il m'interroge du regard et je fais quelques pas en arrière, je recule face à sa tentative de câlin.

Louis -Qu'est-ce qui te prend ? s'inquiète-t-il.

Je souffle et passe une main nerveuse dans mes cheveux.

-Laisse tomber. Tu ne peux pas comprendre.

Le premier client de la journée fait sonner la clochette à l'entrée et me sauve d'une conversation que je n'avais aucune envie d'avoir. Je sais bien que tôt ou tard je regretterai mon comportement actuel, mais pour l'instant, je sers un croissant au beurre au monsieur qui vient d'entrer, en silence. Un nuage plein de questions vient se poser au-dessus de la boulangerie, mais je préfère l'ignorer. Si tu ne le regardes pas, il ne sait pas que tu es là.

Cheveux bouclésWhere stories live. Discover now