Enfance au manoir Hidalf (Writober 2021, spécial Mathieu Hidalf)

14 : Dernier jour

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Parmi toutes les choses que Mathieu détestait, le fait de se sentir inférieur à son entourage était sans doute en tête de liste.

À six ans, il se considérait comme un génie, et il aurait été faux de croire qu'il n'avait effectivement pas des traits qui dénotaient d'une étonnante compréhension du monde, sous sa candeur d'enfant. Mais il aurait été logique de croire le contraire, au moins en demandant son prénom à Mathieu. À six ans, le garçon ne savait toujours pas correctement parler. S'il ne babillait plus des syllabes les unes après les autres et formait des mots intelligibles, il ne faisait aucun effort pour les assembler entre eux. Les phrases les plus improbables pouvaient être entendues de sa bouche.

Juliette d'Argent avait beaucoup rit lorsqu'il lui avait un jour dit : « Chocolat père limerait cadeaux fer », au point d'être incapable de déchiffrer un tant soit peu l'intention derrière ces mots.

Les visites de plus en plus régulières de Pierre n'étaient pas davantage efficaces, même si le garçon plus âgé était d'une patience surprenante. Mathieu était persuadé que si on demandait au garçon blond de surveiller que les pages d'un livre ne s'enfuyaient pas, Pierre obéirait sans protester, avec une extrême application.

Il appréciait beaucoup l'autre garçon, qu'il considérait comme son ami. Le jeune Hidalf savait pourtant que son absence d'efforts pour parler convenablement entravait ses discussions avec le fils de Mme Chapelier. Celle-ci se permettait toujours de s'attrister de son manque de paroles lorsqu'elle venait amener son enfant dans le manoir Hidalf. Qu'elle complimente la beauté de Juliette d'Or, la sagesse de Juliette d'Argent et l'air adorable de Juliette d'Airain n'aidaient pas Mathieu à apprécier la mère de Pierre.

Même s'il aimait ses sœurs aînées, il sentait un fossé se creuser entre eux. Elles le comprenaient mieux que quiconque, mais cela le frustrait d'être obligé de passer par elles pour se faire comprendre. Il ne tenait cependant pas ce genre de griefs contre la plus jeune fille de la fratrie. Après tout, la plus jeune Juliette était encore trop petite pour attirer l'attention d'une façon vraiment incroyable. Mathieu pouvait la surpasser sur tous les plans et s'imaginer qu'il était un excellent grand frère.

C'est pourquoi, il tomba des nues lorsque Juliette d'Airain prononça sa première phrase intelligible bien avant lui :

— Pourrais-je apprendre à lire, mon cher père ?

Il n'avait fallu que huit mots pour que Mathieu se sente soudain menacé d'être laissé de côté. Lui ne savait toujours ni parler, ni écrire, et voilà que sa petite sœur le dépassait, alors qu'elle avait quatre ans de moins que lui. Cela lui sembla si injuste qu'il faillit éclater en sanglots devant ses parents qui célébraient alors les premiers mots de leur plus jeune enfant sans se douter de l'angoisse qui étreignait le cœur du garçon.

Alors durant une semaine, tout en sachant que la petite Juliette d'Airain commençait à chercher des mots au hasard dans le dictionnaire pour s'occuper, lui prit péniblement des leçons avec Maître Magimel, se forçant à apprendre ce qu'il aurait pu connaître quelques années plus tôt. S'il n'avait pas eu un esprit aiguisé, il aurait pu rester éternellement incapable de formuler des pensées complexes.

Les psychologues qu'avaient engagé sa mère ne savaient encore rien de ce changement, et déploraient toujours le silence de Mathieu. Celui-ci leur délivra ses premiers mots, les faisant fuir presque aussitôt.

À six ans, Mathieu savait qu'il était inférieur à sa petite sœur lorsqu'il s'agissait d'apprendre des leçons de mathématiques ou d'histoire. Mais il se sentait enfin supérieur à des adultes.

En particulier aux psychologues, qui avaient passé le dernier jour de leur carrière au manoir Hidalf avant de cesser toute activité, incapable de faire à nouveau face à un enfant.

Publié le 27 / 03 / 2022