Maman m'avait fait visiter les lieux les plus importants du camp : le mur des personnes disparues, sur lequel étaient affichées des dizaines de photos avec des petits messages accolés ; le réfectoire dans lequel ceux qui souhaitaient un peu de compagnie pouvaient se retrouver pour manger ; et enfin la salle des fêtes, où tout le monde se rassemblait pour papoter, jouer à des jeux de sociétés, ou encore pour discuter des problèmes liés aux anges.
Une réunion avait d'ailleurs lieu en ce moment même et tous les membres du camp s'y étaient regroupés pour mettre leurs dernières informations en commun. Seules quelques personnes traînaient encore dehors, ce qui nous avait permis de rester relativement discrètes avec ma mère.
Certains avaient tenté une approche pour en savoir plus à mon sujet, mais ma mère les avait assez vite interrompus en leur expliquant que j'étais une orpheline un peu paumée qui avait encore du mal à discuter avec les étrangers. En bons philanthropes qu'ils étaient, ils gardaient donc leurs distances pour ne pas me mettre mal à l'aise.
Nous étions sur le point de retourner à l'appartement lorsque des cris survinrent non loin de nous.
— Rentre à la maison, Nae, je vais voir ce qu'il se passe, m'enjoignit ma mère.
Elle se précipita vers l'endroit d'où provenaient les hurlements et je la suivis sans tenir compte de son injonction.
Nous atteignîmes l'entrée de la salle des fêtes, mais nous n'eûmes pas le temps de réaliser ce qu'il nous arrivait que nous nous retrouvâmes toutes deux propulsées dans la salle en compagnie du reste des réfugiés.
Une plume voltigea sous mon nez au moment où je me redressai. Je me mis à trembler de tout mon long, comprenant soudain l'horreur de la situation. Le cauchemar recommençait...
— Tout le monde est là ? questionna une grosse voix à quelques mètres de moi.
— Oui, Reiyel, ces deux là étaient les dernières, répondit un des quatre anges présents en nous pointant du doigt, ma mère et moi.
— Bien, nous allons donc pouvoir commencer.
Le Reiyel en question semblait visiblement très fier de lui. Il se frottait les mains énergiquement et nous toisait tous sans aucune déférence.
Son visage m'était familier.
Je jetai un coup d'œil à ma mère à mes côtés, elle était terrifiée. Je crois que c'est la première fois qu'elle voyait un ange de près. Je lui pris la main pour la rassurer.
— Je vais être direct. Je sais ce que vous faites ici et qui est votre chef, lança Reiyel à la cantonade. Il se trouve que mon chef, à moi, est particulièrement de mauvaise humeur ces derniers temps. Il aimerait vraiment beaucoup s'entretenir avec celui que vous appelez Hermès... Alors je ne le répéterai pas... si vous ne voulez pas que je fasse de vos vies un enfer, vous allez me dire où je peux le trouver.
Je n'avais encore jamais entendu un ange s'exprimer de la sorte. Ils utilisaient pour la plupart un langage relativement soutenu mais ce n'était pas du tout le cas de celui-ci. Il semblait à bout.
— Si ton Rex tient tant à s'entretenir avec Hermès, alors pourquoi n'a-t-il pas fait le déplacement lui-même pour venir l'affronter en personne ? Aurait-il peur ? l'invectiva Lauren qui venait de faire deux pas dans sa direction.
— Tiens, tiens... mais qu'avons-nous là ? s'amusa Reiyel en la rejoignant. Une empathe... et qui pue l'incube en plus de cela. Tu tombes à pique, démone ! Sache que mon Rex ne craint ni ne plie devant personne. Sois certaine que si une situation de crise ne le retenait pas en d'autres lieux en cet instant, il serait déjà en route pour faire payer aux sales rats que vous êtes leur outrance.
Empathe, démone ? Je ne comprenais rien à ce qu'il racontait. Mais je ne pus toutefois retenir une grimace en l'entendant dire que Lauren puait l'incube... mon incube. Je me doutais bien de ce qu'il voulait dire par là et de tout ce que cela impliquait.
Une fraction de seconde plus tard, Reiyel était sur Lauren, un poignard plaqué contre sa gorge.
— Dis-moi où il est si tu tiens à la vie, lui susurra-t-il à l'oreille.
Je détaillai Reiyel des pieds à la tête, je savais bien que je l'avais déjà vu quelque part... il s'agissait du garde que j'avais mis KO lorsque je m'étais échappée avec Trevor.
Je comprenais maintenant pourquoi il paraissait si hargneux.
Il avait dû passer un sale quart d'heure lorsqu'Elemiah s'était rendu compte de mon évasion et qu'il avait compris que Reiyel avait failli à sa tâche. Le garde était sûrement prêt à tout pour me remettre la main dessus et remonter ainsi dans l'estime de son Rex... même si pour le moment il semblait surtout s'intéresser à Keran.
En même temps, il n'était pas censé savoir que je l'avais retrouvé. Et de ce que je comprenais, Elemiah était occupé à me chercher ailleurs... Il n'aurait jamais chargé cet incapable de me retrouver après qu'il ait commis une telle erreur.
Cela étant, l'idée qu'il ait envoyé Reiyel aux trousses de Keran était peu probable...
Je compris que celui-ci avait dû agir de son propre chef pour se faire bien voir auprès de son Rex.
— Tue-moi si tu veux mais je ne dirais rien, lui cracha Lauren au visage.
— Tu as beau être coriace, je suis sûr que l'une de ces bonnes gens se fera un plaisir de me révéler ce que je veux savoir s'ils ne veulent pas assister à ta mort. Vous m'avez tous l'air très soudés les uns les autres, et vous pensiez sans doute qu'Hermès vous aiderait à retrouver votre vie d'antan, mais c'est fini ! s'exprima-t-il avec emphase. Votre petite révolte est terminée. Alors, est-ce que quelqu'un va se décider à parler ou bien vous préférez voir mourir la compagne de votre chef sous vos yeux ?
Des murmures parcoururent la salle. Lauren allait mourir si personne ne se manifestait. Mais s'ils révélaient l'emplacement actuel de Keran, c'est tout ce pourquoi ils se battaient depuis des mois qui serait compromis.
Reiyel avait peut-être eu connaissance de l'existence du camp de réfugiés et il avait beau sembler connaître leurs intentions, j'étais persuadée qu'il n'était pas autant renseigné sur les alliances que Keran entretenaient avec d'autres anges. Mon père avait eu le temps de m'expliquer les grandes lignes de leur plan ce matin-là et si Elemiah venait à découvrir avec quels anges ces accords étaient passés, tout s'écroulerait. Il ne devait pas connaître leur lieu de rendez-vous.
Pourtant, si Lauren venait à mourir... Keran ne s'en remettrait jamais. pas alors qu'il m'avait déjà perdu moi...
Mes parents m'avaient révélé que c'était grâce à cette femme qu'il tenait encore sur ses deux pieds et qu'il avait repris le goût de vivre. Il ne pouvait pas la perdre à son tour. Cela le détruirait définitivement.
Je n'avais pas le choix, j'étais la seule à pouvoir mettre un terme à tout cela. Même si je devais une fois de plus retomber aux mains de mes ennemis.
Je pouvais au moins me consoler en me disant que j'avais pu revoir mes parents, je savais qu'ils étaient sains et saufs, et je savais aussi que Keran les protégerait. Puis, surtout, je l'avais revu lui. J'avais découvert qu'il était vivant, et ce paramètre suffisait à lui seul à me donner la force qui m'avait fait défaut depuis des mois.
Je regardai ma mère et je l'embrassai tendrement sur la joue. Elle se retourna vivement vers moi, comprenant ce que je m'apprêtais à faire mais je ne lui laissai pas le temps de m'en empêcher et je comblai la distance qui me séparait de Reiyel pour m'adresser à lui à mon tour.
— J'ai une meilleure proposition à te faire, lui révélai-je.
— Nous ne sommes pas en train de marchander, humaine, me dédaigna-t-il. Rien de ce que tu pourras me promettre ne vaudra ce que je suis sur le point d'obtenir.
— En es-tu vraiment sûr, Reiyel ? l'interrogeai-je en dévoilant la marque qui ornait mon front.
L'effet fut immédiat. Il desserra sa prise autour du cou de Lauren et la projeta sur le côté comme si elle ne représentait rien.
Cette dernière me lança un regard hébété et je lus dans ses yeux qu'elle avait compris qui j'étais.
Puis je me concentrai sur Reiyel, dont le visage se tordit dans un rictus effrayant.
— Toi... me dit-il en soulevant ma capuche à l'aide de son poignard. Je n'aurais pas pu espérer mieux. Entre la tête de l'incube et le retour de sa reine, le Rex ne se contentera pas de me pardonner mes erreurs, il me glorifiera auprès de mes pairs.
— Ou alors... tu peux choisir de laisser Hermès ainsi que toutes les personnes présentes en dehors de cette histoire. Tu peux me promettre de les laisser tranquille et en échange j'accepterais de te suivre sans t'opposer la moindre résistance.
— Non ! hurla ma mère qu'un ange retint aussitôt pour ne pas qu'elle nous approche.
Je me forçai à l'ignorer, elle et son expression tourmentée.
Pardon, maman... mais je dois le faire.
Reiyel partit d'un rire franc et me lança un regard moqueur avant de poursuivre...
— Tu ne fais pas le poids contre nous, ma mignonne. Je n'ai nul besoin de ton consentement pour te ramener auprès de notre Rex.
— Peut-être. Mais il y a bien une chose que lui n'aura jamais sans mon consentement en revanche... Et si Elemiah accepte de te pardonner ton impair après que tu m'aies ramené auprès de lui, imagine un peu ce qu'il serait capable de t'offrir si je lui disais que grâce à toi et le marché que tu m'as proposé, j'ai accepté de me livrer à lui... corps et âme.
Je vis à la façon qu'il avait de me dévisager qu'il comprenait très bien où je voulais en venir. J'étais prête à donner à son Rex tout ce qu'il attendait de moi, quitte à ne plus m'appartenir, si cela pouvait m'assurer la sécurité de mes proches. Quelque part, je savais que ce jour finirait par arriver, c'était inévitable.
— Tu ferais cela ? me demanda Reiyel en caressant son menton à l'aide de son pouce et de son index.
— Promets-moi d'épargner tout le monde ici présent et de ne jamais plus chercher à poursuivre Hermès, et je ne chercherais pas à te contredire lorsque tu révéleras à ton Rex que c'est toi qui lui a permis d'obtenir ce que je lui refuse depuis si longtemps.
— Entendu ! jubila-t-il.
Manifestement, il ne lui avait pas fallu bien longtemps pour réaliser que je venais de lui offrir la meilleure opportunité de sa vie sur un plateau.
— Mikael ! apostropha-t-il l'un des trois anges présents en dehors de lui. Vas chercher notre Rex, dis lui que j'ai retrouvé sa reine.
Je vis l'ange quitter la salle prestement. Et je compris qu'il n'y avait plus de retour en arrière possible. Je venais de sceller mon destin. J'avais vendu mon âme au diable.
Reiyel reporta son regard sur moi.
— Lorsqu'il arrivera et que je lui ferai part du marché que nous venons de passer, tu ne chercheras pas à me contredire. Joue-toi de moi et je n'hésiterais pas à m'attaquer à cette femme pour qui tu sembles tellement t'inquiéter, me menaça-t-il alors qu'il lançait un coup d'œil malsain à maman derrière moi.
Je hochai la tête, signifiant que j'avais compris où il voulait en venir. Je ne prendrais aucun risque.
Du grabuge se fit entendre à l'entrée de la salle et j'eus tout juste le temps de m'éloigner de Reiyel avant de voir Keran pénétrer en trombe à l'intérieur.
— Reiyel ! l'apostropha-t-il. Laisse-les ! C'est moi que tu cherches, et je suis là, maintenant. Allons-nous entretenir à l'extérieur et réglons notre problème une bonne fois pour toute.
— Je crains que tu n'arrives trop tard, mon ami...
— Qu'est-ce que tu veux d...
Il ne termina pas sa phrase. Il s'était figé. Les yeux de Keran s'étaient braqués sur les miens, me clouant sur place à mon tour.
L'instant suivant, sans que je n'aie eu le temps de réaliser ce qu'il se passait, il fondait sur moi. Ses lèvres étaient sur les miennes, ses bras entourant ma taille et me soulevant du sol. Il me plaquait contre lui, en tremblant, comme s'il avait peur que je ne disparaisse. Et moi je pleurais.
Il n'y avait plus que nous deux. Plus rien d'autre n'était important, nous étions dans notre bulle.
Je sanglotais et souriais en même temps sous l'assaut de sa bouche sur la mienne. Mon souffle s'était coupé mais j'avais enfin l'impression de respirer. Depuis plus de neuf mois, l'air entrait finalement dans mes poumons, je revivais. Je renaissais.
Il m'avait tellement manqué. Je le désirais tant que je souffrais de le toucher.
Ses mains étaient partout, sur mon dos, sur ma taille, sur mes seins, sur mon visage... j'avais l'impression qu'il n'osait pas y croire et qu'il voulait s'assurer que j'étais vraiment là.
— Nae, souffla-t-il contre mes lèvres. Nae, c'est vraiment toi ?
— Oui... chuchotai-je, incapable de faire une phrase plus construite.
Et il me serra encore plus fort, couvrant ma mâchoire de baisers, puis mon nez, mes joues, mon front, le sommet de mon crâne... Il murmurait dans mes cheveux ces quelques mots que j'avais tant rêvé lui entendre dire.
— Je t'aime, je t'aime, je t'aime... mon dieu, je t'aime tellement. Ne me quitte plus jamais, Nae, plus jamais, jamais...
Sa dernière phrase m'arracha un sanglot. Parce que je réalisai que c'était pourtant exactement ce que j'étais sur le point de faire.
Je l'aimais si fort moi aussi, mais les mots ne voulaient pas sortir, ils restaient bloqués dans ma gorge. J'étais incapable de les prononcer à mon tour alors que le destin avait décidé de nous séparer encore une fois. Nous ne nous retrouvions que pour mieux nous quitter.
Je souffrais mentalement et cela se traduisait physiquement. Une boule entravant ma trachée et stoppant l'afflux de l'air dans mes poumons. Il y avait quelques secondes à peine je respirais pour la première fois depuis des mois, et maintenant je suffoquais.
Le moment de nos retrouvailles n'aurait pas pu tomber plus mal.
J'avais espérer qu'il ne revienne pas avant qu'Elemiah ne se montre. Il ne pouvait pas être déjà de retour, pas si vite, pas pour me voir lui être arrachée une fois de plus.
Non...
Il ne devait pas être là. Pas maintenant.
Keran posa ses mains en coupe sur la courbure de mon visage et releva ma tête pour que je le regarde. Je me perdis dans ses yeux électriques quelques minutes, incapable de prononcer le moindre son... puis un mouvement dans son dos attira mon attention. C'était la fin.
— Je suis désolée, Keran... tellement désolée, murmurai-je avant de faire deux pas en arrière.
Je vais me cacher vite fait...