Nae
Je scrutai Keran de mes yeux bleus. Attendant patiemment, et avec un peu d'appréhension il fallait le dire, qu'il se décide à me répondre.
J'avais la bougeotte, je me déhanchais sur mon tabouret, mal à l'aise. Je me tordais les doigts et n'arrêtais pas de soupirer. Keran ne me lâchait pas du regard. J'avais l'impression d'être un rat de laboratoire qu'on examinait au microscope. Je m'obligeai à le fixer sans ciller, je ne serais pas la première à détourner les yeux. Il était essentiel que je remporte cette bataille. Je tiendrai bon.
Les minutes passaient, je commençai à me dire qu'il ne me répondrait jamais, lorsqu'il se décida enfin à parler.
— Je peux te jurer que je ne t'envoie pas dans un piège parce que je n'ai aucune raison de tromper ta confiance. Tout ce qui pourrait me pousser à le faire serait de savoir que les anges détiennent une chose susceptible de m'intéresser, or ce n'est pas le cas. Ils ne peuvent rien m'apporter que je n'ai déjà. Et je t'assure qu'il existe bel et bien un moyen de passer cette barrière, même si cela n'a rien à voir avec une baisse d'énergie comme tu te prête à le croire, me dit Keran avec un air moqueur. De ce fait, Trevor est ta meilleure chance de sortie. Il est le seul individu, en dehors de nos amis à plumes, à posséder un accès direct à ce passage. Et il se trouve qu'il a une dette envers moi, il n'a donc aucune raison de refuser de me venir en aide. Au contraire. Crois-moi, il sera sans aucun doute très heureux de savoir qu'il peut enfin remettre les compteurs à zéro.
— Mais comment ? Comment Trevor peut-il avoir accès à ce passage ? Et c'est quoi cette dette entre vous ? Pourquoi décides-tu de l'utiliser pour m'aider moi alors que tu aurais pu y trouver un intérêt personnel ? Et puis tu mens, les anges ont au moins une chose qui est susceptible de t'intéresser : tu pourrais me vendre contre ta propre liberté, pour ne plus être prisonnier du champ de force. C'est ce que s'apprêtaient à faire les deux blaireaux de l'autre soir après tout, alors pourquoi pas toi ?
— Nae... m'avertit Keran.
— Oui, je sais, trois questions et pas plus, ronchonnai-je.
— Crois-moi, les anges n'ont rien à m'offrir. Sortir de la ville n'est pas dans mes projets pour le moment, et comme je te l'ai dit, si tel avait été le cas, Trevor aurait tout à fait pu remplir ce rôle sans que je ne sois obligé de marchander avec les anges.
Je devais bien admettre que ce dernier argument tenait la route. Si Trevor possédait réellement un moyen de quitter Svatantria, alors je ne voyais pas ce que les anges auraient pu apporter de plus à Keran. Et vu le nombre de tenues féminines hétéroclites que j'avais pu trouver dans son armoire, j'aurais été très étonnée qu'il attende le retour d'une femme à ses côtés. Pour cela, il aurait fallu qu'il n'en choisisse qu'une parmi le nombre incalculable de conquêtes qu'il semblait avoir eu. Son appartement avait tout du repaire d'un célibataire heureux de l'être et sans aucun désire d'attachement.
Sans savoir pourquoi, je me renfrognai encore un peu plus après ce constat.
— Il faut que tu saches que Svatantria n'est pas la seule ville que les anges ont envahie, me dévoila soudain Keran.
Et cette révélation m'arriva comme un coup de massue sur la tête. Je ne m'attendais certainement pas à me prendre une telle bombe en pleine poire. Je n'avais tout simplement jamais pensé que d'autres villes puissent connaître le même sort. Ce qui était pourtant logique quand on y réfléchissait. Pourquoi les anges auraient-ils jeté leur dévolu sur une ville aussi insignifiante que Svatantria ? Elle avait certes beaucoup de charme, mais la Terre était vaste et riche d'endroits sûrement bien plus attrayants que ne l'était ma ville. J'étais sidérée. Et, à présent, tout un autre flot de questions venait taper contre mon crâne.
Quelles sont les autres villes concernées ? Sont-elles équitablement réparties dans le monde ? Sur quels critères les anges les ont-ils sélectionnées ? Est-ce que la ville qui m'a vue naître et dans laquelle se trouve encore ma famille est encerclée, elle aussi ? Est-il possible que ma mère se soit fait enlever ? Les anges semblent jeter leur dévolu sur des femmes dans la fleur de l'âge mais maman n'a que quarante-cinq ans, elle est encore jeune.
L'angoisse qui s'emparait de moi était telle que je commençai à me demander si je n'aurais pas préféré ne rien savoir. Keran semblait en savoir beaucoup sur les anges, mais malgré cela, il n'avait aucun moyen de savoir si ma famille se portait bien. Pourquoi avait-il fallut qu'il choisisse de répondre à cette question plutôt qu'à celle qui portait sur son identité ?
Je commençais d'ailleurs à me dire que Keran était un personnage particulièrement singulier. Comme s'il n'était pas tout à fait humain lui non plus. Après tout, au point où j'en étais, il aurait pu se révéler être le diable en personne que je n'en aurais pas été plus étonnée que cela. Il en avait déjà l'apparence, il incarnait parfaitement la Tentation dans ce corps d'Apollon.
Merde. Il était définitivement impossible que je discute avec lui sans que mes pensées ne finissent par dériver sur ses atouts masculins et la fascination qu'il exerçait sur moi... le diable tentateur, sans aucun doute.
Monsieur Sexy ne semblait toutefois pas conscient de la teneur de mes réflexions — à mon grand soulagement — et il était bien décidé à continuer ses révélations écrasantes sans me laisser le temps de respirer :
— Une centaine de barrières sont apparues de par le monde, encerclant des villes comme Svatantria pour les couper du reste de la civilisation. Mais ne va pas croire pour autant que l'herbe est plus verte ailleurs. C'est le chaos, les gens ne comprennent pas ce qu'il se passe. Les gouvernements sont dépassés. Aucunes des armes utilisées pour contrer les envahisseurs n'a fonctionné. Leur technologie est bien trop supérieure à celle des Hommes. Il serait d'ailleurs plus juste de parler de magie que de technologie, dans le cas présent. Les anges n'ont rien inventé, mais ils ont su capturer l'énergie qui les entoure pour la modeler et l'utiliser selon leurs convenances. Les barrières ne tiennent en place que grâce à leur seule volonté collective. Une fois arrivés sur Terre, ils se sont séparés en plusieurs groupes et ont rejoint différents points stratégiques pour mettre en place leur plan de repopulation. Ils sont bien moins nombreux que les humains, pas plus de cinq-mille je dirais. Pourtant ils les surpassent largement en termes de puissance.
J'écoutais Keran et je ressentais un certain malaise à l'entendre parler des humains sans jamais se compter comme faisant partie de l'équation. Peut-être que mes dernières interrogations à son sujet me rendaient paranoïaque mais je m'apercevais qu'il ne prononçait jamais le mot « nous », il se contentait de dire « les humains », « les Hommes », comme s'il y était totalement étranger.
— Les villes occupées ne sont pas sûres, c'est un fait, et tu seras sans doute bien plus en sécurité dehors. Mais une fois de l'autre côté, ne t'attends pas retrouver le monde que tu as pu connaître avant ton arrivée à Svatantria. Tout a changé, les gens sont terrorisés, ils n'osent plus sortir, attendant fébrilement le jour où les anges décideront de prendre davantage de terrain. Ce qu'ils finiront par faire tôt ou tard quand ils auront fini de tester toutes les habitantes des villes concernées.
Keran fit une pause dans son monologue pour s'assurer que je suivais bien. Pour ma part, je n'arrivais plus à prononcer un mot, j'étais suspendue à ses lèvres, heureuse et terrifiée à la fois d'en savoir plus. J'ignorais toujours quelles étaient ses sources, mais j'espérais avoir l'occasion de le découvrir un jour.
— Tu as dû t'apercevoir que la barrière s'élevait très haut dans le ciel. Elle atteint en réalité le début de la thermosphère. Voilà pourquoi l'armée n'a pas réussi à la franchir jusqu'ici. Il n'existe qu'un passage donnant sur l'extérieur et celui-ci se trouve au cœur même des citadelles aériennes. Chaque ville occupée par les anges en possède une. Et, pour faire court, le passage se présente sous la forme d'un genre de téléporteur. Les anges y font traverser les humains par petit groupe de dix ou quinze personnes tous les cinq jours environ. Trevor te renseignera davantage sur le sujet lorsque nous le rencontrerons.
Je déglutis, prenant le temps d'enregistrer toutes ces informations. Il aurait fallu que je prenne des notes, Keran faisait visiblement de son mieux pour honorer sa parole et tâcher de ne rien laisser de côté. Mais j'avais une question en particulier qui me taraudait l'esprit et qu'il n'avait toujours pas abordée. Je n'étais pas sûre qu'il accepte de me répondre, mais après tout, je lui avais demandé de me révéler tout ce qu'il savait des anges, j'étais donc dans mon bon droit en recentrant le sujet.
— Que peux-tu me dire sur le test qu'ils nous font passer pour savoir si nous somme fertiles ? le questionnai-je.
— Il ne s'agit pas de prélever un échantillon de ton sang, de tes ovaires ou tout ce à quoi tu pourrais t'attendre en te basant uniquement sur tes connaissances humaines. Les anges viennent d'un autre monde régi par d'autres règles. Des règles qui te paraîtront certainement abstraites puisqu'elles ne correspondent pas à ton degré de compréhension. Pour faire simple, disons qu'ils le sentent.
— Ils le sentent...
Alors là j'étais complètement perdue. Keran avait raison, c'était bien trop abstrait pour moi.
Comment peuvent-ils le sentir ? Genre, un pressentiment ? Ou bien une odeur particulière ? Je n'ai aucune envie qu'un ange vienne me renifler.
— Je ne pourrais te l'expliquer clairement, reprit-il devant mon trouble évident. Dans un moment de parfaite intimité et en se concentrant suffisamment, un ange saura si la femme qu'il a sous les yeux sera capable de porter un jour sa progéniture. Il pourra le ressentir.
— Qu'entends-tu par moment de parfaite intimité ? lui demandai-je avec une anxiété non dissimulée.
— Il faut que l'ange et sa compagne soient en parfaite symbiose pour que celui-ci réussisse à déterminer si oui ou non elle pourra enfanter. Ils doivent simplement se retrouver seuls dans un environnement serein qui permettra à l'ange de se concentrer plus facilement sur ses sens. Cela lui permettra d'explorer leur lien pour en percevoir le possible dénouement.
Plus Keran tentait de m'expliquer le phénomène et plus j'étais perdue. S'il s'était exprimé en chinois, cela n'aurait pas été moins clair pour moi. J'essayais tout de même de me creuser la cervelle pour tenter de déchiffrer ses paroles.
— Est-ce que les anges ont en quelque sorte un don de prémonition ? Tentai-je d'éclaircir.
— Disons plutôt une intuition. C'est comme s'ils possédaient un sixième sens qui est encore inconnu des humains. Concernant le processus en lui-même, il peut prendre plus ou moins de temps selon l'harmonie qui règne entre les deux protagonistes, mais en général cela ne dure pas plus d'une heure. Et il est nécessaire qu'un contact physique ait lieu pour que l'ange parvienne à sonder le lien qui les relie l'un à l'autre. A noter que ce contact n'est pas nécessairement sexuel, et les anges sont d'ailleurs incapables de viol. Ils ne peuvent éprouver de désir si leur compagne n'est pas consentante et une naissance ne sera possible que si les deux amants en font le vœu commun. Comme je te le disais, les règles qui les gouvernent ne sont pas les mêmes que celles des humains. C'est aussi pour cela que les chances de reproduction sont si faibles. Anatomiquement et biologiquement parlant, les anges et les Hommes sont très semblables, mais il existe cependant quelques différences notables entre eux qui rendent la chose plus compliquée. Il faut que tu voies les anges et les humains comme faisant partie de la même espèce, sauf qu'ils n'ont pas évolué de la même façon.
— Attends, une petite minute, je ne comprends pas. Tu dis que pour procréer, les anges et les humaines qu'ils ont choisies doivent être sur la même longueur d'onde, mais ils ont kidnappé ces femmes ! Comment peuvent-ils croire une seule seconde qu'elles accepteront de copuler avec eux et de leur servir de poules pondeuses alors qu'ils les ont enlevées à leur famille !?
— Les anges sont dotés d'un pouvoir de séduction particulièrement puissant. Crois-moi, il est plus aisé de leur succomber que de leur résister. Je n'ai encore jamais entendu parler d'un humain ayant réussi à contrecarrer cet envoûtement.
Quand je me remémorais l'attraction hypnotisante qui m'avait figée sur place lors de ma première confrontation avec un ange, je ne pouvais pas donner tout à fait tort à Keran. Je n'imaginais pas la puissance des sensations que pourrait me faire ressentir un ange désireux de me faire plier sous la force d'une passion érotique.
— Si les anges se servent de ce pouvoir pour attirer les femmes dans leurs lits alors cela reste un viol, protestai-je. Le fait est que ces mêmes femmes n'auraient sans doute jamais cédé à leurs avances si elles n'avaient pas été ensorcelées.
— Tu prêches un convaincu, mais les anges ne voient pas les choses de la même façon. A partir du moment où leur compagne est consentante, que leur volonté d'agir découle de leur pouvoir ou non, cela n'a aucune importance.
— Mais leur raisonnement est erroné, objectai-je
— Je te laisse le soin de leur expliquer.
J'observai Keran et je vis dans ses yeux qu'il était persuadé de ce qu'il disait. Pourtant j'aurais préféré voir l'ombre d'un doute dans son regard, et j'espérais sincèrement qu'il s'était convaincu d'une fausse vérité. Parce que si je devais tomber un jour sous le joug d'un ange, je préférerais, et de loin, garder ma liberté de penser et ne pas devenir l'esclave de mes sens.
NdA : Une partie un peu compliquée à comprendre, j'en suis consciente, mais j'espère tout de même ne pas vous avoir trop perdu en cours de route X). Il est 1h30 et je n'ai plus vraiment les yeux en face des trous alors j'espère que cela reste suffisamment compréhensible malgré tout.