– Je peux savoir où tu vas comme ça ?
Je me fige sur place et rentre ma tête dans mes épaules pour tenter de me faire toute petite. Evidemment, il fallait que je tombe sur Kenny sur le chemin des écuries. J'inspire profondément pour conserver mon calme et évacue tout stress de mon visage avant de faire volte-face. Je lance mon sourire le plus innocent à Kenny et tente moi-même de me convaincre que ce que je m'apprête à dire est la vérité.
– Je vais faire un tour à Orvud avec Gaïa pour rattraper le temps perdu, dis-je le plus naturellement possible.
Kenny fronce les sourcils et, l'espace d'un instant, je crois qu'il m'a démasquée. Mon cœur se remet à battre lorsque Kenny esquisse un rictus en coin et ébouriffe mes cheveux. Je prends sur moi pour ne pas protester et lui exprimer ma façon de penser, je déteste quand il fait ça.
– Essaie de ne pas faire trop de bêtises, ricane-t-il.
A mon tour, j'esquisse un sourire en coin pour le rassurer et ôte sa main de mon crâne.
– Tu me connais, c'est dans ma nature de m'attirer des ennuis.
J'attends quelques instants, pendue aux lèvres de Kenny, redoutant qu'il voit clair dans mon jeu et m'interdise d'y aller. Lorsque je comprends qu'il ne compte rien ajouter de plus, je lui tourne le dos et m'éloigne en sautillant joyeusement. J'ose enfin reprendre mon souffle lorsque je tourne à l'angle du couloir, disparaissant ainsi de sa vue. J'ai vraiment cru que c'en était fini de moi lorsque je l'ai entendu m'interpeler.
Ne désirant pas m'attarder plus longtemps que nécessaire ici, je trottine dans les couloirs et rejoins rapidement les écuries où Gaïa m'attend, occupée à caresser son cheval. Elle sursaute lorsque je pénètre dans les écuries et me râcle bruyamment la gorge pour lui signifier ma présence.
– T'en as mi du temps, bougonne-t-elle, qu'est-ce que t'as foutu ?
Une fois de plus, je sors mon meilleur jeu d'actrice et laisse l'indifférence transparaitre sur mon visage.
– Kenny m'a retenue un moment, il a peur qu'on se fasse un peu trop remarquer à Orvud.
Gaïa ne doute pas un seul instant de la véracité de mes propos et lâche un rire cristallin qui me procure des frissons. Ça fait des années que je ne l'ai plus entendu, et cette sonorité oubliée m'a rappelé de doux souvenirs, m'arrachant un sourire nostalgique.
– Tu m'étonnes qu'il s'inquiète, ricane-t-elle, tu es un véritable aimant à ennuis.
Nous rions de bon cœur toutes deux tout en nous mettant en selle. Comme Gaïa n'a jamais eu un très bon sens de l'orientation, c'est donc moi qui mène la danse et indique la direction à prendre. Nous chevauchons longuement tout en bavardant, rattrapant le temps perdu. En trois ans, il s'en passe des choses.
Gaïa me harcèle de question au sujet de cette longue mission qui m'a éloignée d'elle au cours de ces trois dernières années. Ses yeux brillent d'admiration lorsque je lui conte les diverses batailles auxquelles j'ai assisté. Elle me demande de lui parler de ma vie au sein du bataillon, de mes camarades. Repenser à tout ça m'enserre la poitrine et je sens mes yeux commencer à picoter. Fort heureusement, Gaïa ne semble pas relever le chevrotement dans ma voix, bien trop absorbée par mes propos.
Reparler du bataillon et de ma vie là-bas éveille en moi une drôle de sensation. C'était il y a à peine quelques jours, et pourtant j'ai l'impression que c'était il y a une éternité. Tout s'est enchainé si vite ces dernières heures, et mon semblant de paisible quotidien a volé en éclat. Finalement, je crois que je me suis attachée à ce mode de vie. J'ai flanché, j'ai fini par m'attacher à ce bataillon que je croyais tant détester.
– Mais on ne va pas vers Orvud là, constate Gaïa.
Evidemment, je me doutais qu'elle se rendrait bien compte à un moment ou un autre que notre destination n'est pas Orvud. Seulement, nous sommes encore beaucoup trop proches du repère de Kenny, et je ne peux risquer qu'elle fasse demi-tour pour aller le prévenir de mes intentions. Je ne pense pas qu'elle comprendrait pourquoi j'ai fait ça, ou du moins pas maintenant. Gaïa a toujours été plutôt bien traitée par Kenny, elle ne parvient pas à voir tous les vices qu'il cache au plus profond de lui.
– Oui je sais bien, je dois faire un petit détour pour aller récupérer quelque chose avant.
Mes mains deviennent moites suite au regard méfiant qu'elle me lance. J'espère qu'elle va me croire et qu'elle ne voudra pas rentrer au repère, sinon nous sommes fichues.
– Ça ne sera pas long, ne t'en fais pas, la rassuré-je.
Je lui lance un sourire que je veux sincère et me détends lorsque la méfiance s'évapore dans son regard. J'espère qu'elle va me suivre sans trop poser de questions, car je ne pense pas pouvoir la baratiner jusqu'à la base du bataillon. Tout ce que j'espère c'est que, lorsque je serai contrainte de lui dire la vérité, elle ne rebroussera pas chemin pour rejoindre Kenny. Fort heureusement, Gaïa reste silencieuse durant les heures qui suivent, et elle ne reprend la parole que lorsque le soleil descend à l'horizon.
– Qu'est-ce que tu manigances Rose ? soupire-t-elle.
Je tourne la tête pour plonger mes yeux bleus dans les siens. En croisant son regard, je devine qu'elle a compris mon arrière-pensée. Ne pouvant soutenir son regard, je me reconcentre sur notre trajet, le visage fermé. Je pense qu'il est temps de lui dire la vérité, et j'espère de tout cœur qu'elle me fera confiance.
– Je t'ai menti, nous n'allons pas à Orvud, avoué-je.
– Merci, j'avais remarqué, grommèle-t-elle.
Sa réaction m'arrache un sourire en coin et me conforte dans mon idée. Ça fait bien longtemps qu'elle sait que je manigance quelque chose, mais elle n'a rien dit jusqu'ici car elle me fait confiance. Je suis ravie de voir que ces trois longues années passées loin l'une de l'autre n'ont pas entaché notre relation, ni la confiance mutuelle que nous nous portons.
– On va prévenir le bataillon d'exploration des manigances de Rhodes Reiss.
Le visage de Gaïa se décompose à cette phrase et elle tire sur ses rênes pour arrêter son cheval, me contraignant à faire de même. Bon, peut-être que ça ne sera pas si facile de la convaincre en fin de compte.
– Tu divagues complètement ! s'affole Gaïa. Tu t'es vraiment ralliée à ces idiots ?
Je prends sur moi et ne relève pas le fait qu'elle les ait traités d'idiots. Après tout, elle a grandi avec Kenny, et ce dernier voue une haine viscérale à l'armée, bien qu'il fasse à présent partie de la première division centrale à ce que j'ai compris. Je la dévisage, les yeux emplis de tristesse, et me demande ce que je vais bien pouvoir répondre à ça. Voyant que je ne réponds pas, son visage se renfrogne.
– Kenny avait raison, tu as changé. Ces abrutis ont réussi à te changer.
– Arrête de prendre tout ce que te dit Kenny pour acquis, s'il te plaît.
Une nouvelle fois, son visage se décompose. Depuis notre plus jeune âge, ma sœur idolâtre Kenny. Pour elle, c'est lui le grand sauveur qui nous a arrachées à notre vie d'errance, et il est normal que nous lui soyons redevables. Certes, son raisonnement tient la route, mais jusqu'à un certain point seulement. J'ai perdu une jambe et trois années de ma vie, je pense que j'ai très largement racheté notre dette à toutes les deux.
– Ne mêle pas Kenny à tout ça !
– Et toi arrête de prendre sa défense, c'est loin d'être un Saint ! C'est un menteur et un manipulateur.
Je vois les yeux de Gaïa s'embuer de larmes et elle se mord violemment la lèvre pour ne pas les laisser couler. Dès que Kenny nous a prises sous son aile, Gaïa a vu en lui un sauveur. Pire encore, je crois qu'elle le considère comme un père, j'ignore d'ailleurs pourquoi puisque Kenny est bien loin d'être une figure paternelle exemplaire. Après la mort de nos parents, Gaïa s'est raccrochée à ce qui ressemblait le plus à une figure parentale pour elle, à savoir Kenny.
– A chaque fois que je refusais de lui obéir, il menaçait de te faire du mal, reprends-je.
– Tu mens ! s'énerve Gaïa. Il nous a sauvées.
– Mais ouvre les yeux Gaïa ! Kenny ne sert que ses propres intérêts, je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi égoïste que lui.
Gaïa serre les poings et se mord violemment la lèvre. Elle déteste que je dise du mal de Kenny, même si mes propos son amplement justifiés. Malheureusement, elle est complètement aveuglée par son obsession et le culte qu'elle lui voue. Elle refuse de voir la vérité en face, même si je la lui mets sous le nez. Je pousse un long soupir et pose une main amicale sur son épaule tout en la suppliant du regard.
– Je te demande juste de me faire confiance, s'il te plaît, soufflé-je.
L'espace d'un instant, j'ai l'impression qu'elle va faire demi-tour pour aller prévenir Kenny. Finalement, ma cadette pousse un long soupir avant de talonner son cheval pour qu'il reparte au galop.
– C'est bon, souffle-t-elle, emmène-moi voir ton stupide bataillon.
Le reste de notre chevauchée se passe dans un silence pesant. L'ambiance est électrique entre nous, et c'est bien la première fois qu'une telle tension nous anime. Je suis contente que Gaïa ait finalement décidé de me faire confiance, mais je n'ose cependant pas briser le silence entre nous, de peur de la faire changer d'avis.
Mon cœur se serre lorsque j'aperçois la base du bataillon d'exploration au loin. Inconsciemment, je force l'allure tandis que mon cœur accélère dans ma poitrine. J'ai tellement hâte de le revoir pour pouvoir lui expliquer tout ce malentendu. Cependant, j'appréhende sa réaction lorsque je lui dirai que j'étais sous les ordres de Kenny Ackerman. Il le connait, j'en suis certaine puisqu'il m'a déjà parlé de lui, et j'ai cru comprendre que leurs relations étaient plutôt ... conflictuelles, disons.
Gaïa et moi sommes arrêtées à l'un des postes de surveillance du bataillon. Les soldats présents braquent sur nous des fusils, méfiants. L'un d'eux semble me reconnaitre, il faut dire que, grâce au titan colossal, j'ai un visage plutôt reconnaissable à présent.
– Qu'est-ce que vous venez faire ici ? nous demande un des soldats.
– Il faut que je voie le caporal Livaï, c'est très urgent.
Les soldats se dévisagent, se demandant si je mens ou pas.
– C'est au sujet d'Eren Jäger, précisé-je.
A l'entente de ce nom, les soldats semblent réaliser l'urgence de la situation. Celui qui semble m'avoir reconnue hoche la tête et saute sur son cheval.
– Je les escorte, indique-t-il aux deux autres avant de lancer son cheval au galop.
A mesure que nous approchons de la base, les silhouettes des soldats se précisent, et une en particulier retient mon attention, plus petite que les autres. Livaï se retourne en entendant le bruit des sabots des chevaux et fronce les sourcils en nous voyant approcher. Je m'arrête à quelques mètres de lui et saute à bas de ma monture avant de m'élancer en courant vers lui.
– Oh mon Dieu, Livaï, je suis si contente de ...
Alors que je m'apprêtais à lui sauter dans les bras, Livaï se décale d'un pas sur le côté, m'attrape par le bras et me plaque violemment contre le mur. Je suis complètement déboussolée et perdue. Pourquoi a-t-il fait ça ? Il maintient mes bras dans mon dos, dans un angle douteux, et m'arrache un cri de douleur lorsqu'il force un peu plus dessus. Je tourne la tête de trois quarts pour tenter de l'apercevoir, mais je ne capte qu'un regard froid et haineux qui me glace le sang.
– Livaï, qu'est-ce que tu ...
– Ferme-la, sale traitresse, me coupe-t-il froidement.
Avant même que j'aie le temps de réagir, Livaï m'attrape par les cheveux et cogne violemment ma tête contre le mur, me faisant perdre connaissance.