𝓛orsqu'elle pénétra avec Emyria dans le réfectoire, après avoir déposé son livre dans leur dortoir, Téo fit exprès de prendre l'air hautain que les autres détestaient. Elle entendit encore une fois les murmures incessants des autre Apprentis sur son compte. C'était déjà la cinquième fois qu'elle venait manger, et les autres avaient encore assez de sujets pour parler d'elle. Et à chaque fois, ils étaient différents.
Entre le fait qu'elle était nouvelle et « bourgeuse », qu'elle était très organisée dans sa chambre qu'elle partageait avec deux Apprenties, qu'elle bougeait beaucoup en dormant, qu'elle s'était cassée un bras parce qu'elle était arrivée en retard, les Apprentis avaient toujours de quoi l'enfoncer encore plus.
Et ce soir, le sujet du repas était le fait que Renard, le meilleur Espion de la confrérie et solitaire réputé, l'avait aidé en la menant jusqu'à l'Antre du Corbeau, où elle y avait passé toute la fin de son après-midi. Téo releva la tête face à cette avalanche de rumeurs en quittant Emyria et en rejoignant Wuly qui lui faisait signe.
Elle venait de prendre une décision. Ce soir, elle allait faire cesser ces ragots.
Certes, elle était restée timide et discrète sur les premiers repas, mais sa nature reprenait bien vite sa place, et elle aurait du mal à ne pas répondre violemment à ses camarades. Aux Merveilles, c'était toujours elle qui les défendait face aux autres, Kan et elle. Elle n'avait jamais eu sa langue dans sa poche.
Ce qui l'avait empêché de répondre était le fait qu'elle ne comprenait pas encore entièrement le langage populaire des autres, et aussi parce qu'elle ne savait pas si elle avait le droit de provoquer une esclandre. Mais elle avait eu l'autorisation sous-entendue par Emyria.
Et puis, de toute façon, la plus grande passion de Téo était de déroger aux règles.
— Tu vas bien ? lui demanda à un moment Wuly tandis qu'elle mordait de toutes ses forces sa cuillère.
— Potirons, épices, lardons et noisettes grillées.
Elle réfléchissait à ce qu'elle allait bien pouvoir dire.
— Pardon ? répliqua-t-il, comme pas sûr de la comprendre.
Téo laissa enfin sa cuillère en paix, avant de fermer les yeux. Elle reprit tranquillement un peu de soupe, savoura son repas, et rouvrit les paupières. Elle fixa ses iris bruns dans ceux de Wuly.
— Dans cette soupe, il y a des potirons, des épices des îles de fleurs, des lardons et des noisettes grillées, répéta-t-elle.
— Oh, étoile. Merci. Mais ça répond pas à ma question.
— Je vais si bien que je suis en train de préparer un plan pour faire taire définitivement tous ces Apprentis, gronda-t-elle.
Wuly l'observa, horrifié, la cuillère à la bouche.
— Tu peux pas les tuer ! s'écria-t-il.
Sa remarque fut si incongrue que Téo cessa deux secondes de penser à son plan, et « avala la goutte », comme disaient les Apprentis (ce qui voulait dire qu'elle eut un sacré fou rire).
— Mais non voyons ! Je ne vais tuer personne ! Je vais juste leur faire comprendre que leurs remarques m'agacent et que je ne suis pas si différente d'eux.
Wuly hocha la tête, la cuillère toujours coincée entre ses lèvres et les yeux si écarquillés que cela la fit rire de nouveau. Ah cela, il ne faisait aucun doute qu'il était un garçon à part, mais elle l'appréciait vraiment.
Tout en continuant de rire, elle réalisa qu'elle avait parlé et presque sympathisé avec toutes les personnes « étranges » de la confrérie. Elle s'entendait à merveille avec Wuly, et avait parlé avec passion avec Corbeau. Sans oublier qu'elle avait croisé Renard, qui n'avait pas été méchant avec elle, contrairement à ce qu'elle avait pensé en entendant certaines rumeurs qui couraient sur lui.
Son rire s'éteignit d'un coup lorsqu'elle entendit la remarque désobligeante d'une fille à peine plus âgée qu'elle, Saleann, l'autre fille qui dormait dans son dortoir. Celle-ci était la petit sœur de Beryna, l'amie la plus proche d'Emyria
— Âme noire ! Arrêtez avec vos théories boulets, bande de cervelles d'oiseau, disait-elle en ricanant, ce qui fit voleter ses cheveux aussi crépus que ceux de sa sœur. La seule raison pour laquelle Renard a été sympa avec elle, c'est juste parce qu'il a eut pitié d'elle. C'est un poussin, et on a toujours pitié des poussins. En même temps, c'est normal, étant donné qu'ils servent à rien. Et puis, vous voyez bien qu'elle est restée dans l'Antre du Corbeau pendant son temps libre. Moi, je vous le dis, on a jamais vu fille plus étrange parmi les Espions.
Téo sentit le pourpre (et non pas le rose, pour une fois !) lui monter au visage, et vit le blanc apparaître aux jointures des ses doigts crispés autour de la cuillère. Ses yeux devaient refléter une colère noire, pareilles à celles qu'avaient de temps en temps les dieux, et son corps tremblait de fureur.
Elle voulait rester calme lors de son plan, c'était ce qu'elle avait prévue. Mais elle n'avait pas prévue de se faire insulter de faible. Elle n'était pas faible, et elle allait le leur faire voir !
Wuly n'eut pas le temps de la retenir, lorsqu'elle se se leva brusquement, faisant tourner les têtes des Apprentis vers elle.
Ses cheveux blonds plus courts cachaient son visage, mais plusieurs de ses camarades reculèrent face à tant d'animosité. Le silence se fit rapidement à la table des Apprentis, créant un contraste saisissant avec leur attitude de tous les jours.
— Cela y est, avez-vous terminé ? débuta si bas Téo qu'il fallait tendre l'oreille pour l'entendre. Avez-vous terminé de cracher sur mon dos ? Cela vous a-t-il fait plaisir de vous mettre à quinze contre moi (elle ne comptait ni Wuly ni Emyria évidemment) ? Tant mieux, car c'est terminé, et ce pour de bon. Vous allez cesser de vous en prendre à moi, car cela ne montre que votre couardise, votre faiblesse. Vous croyez-vous meilleurs que moi parce que vous ne venez pas de Merveilles ? (Elle releva la tête, fixant tour à tour chaque Apprenti de son regard meurtrier, tandis que la salle complète faisait silence pour l'écouter). Laissez-moi vous dire que ce n'est pas le cas. Parmi nous, c'est moi, la bourgeuse, le poussin, l'oisillon, la princesse – comme vous savez si bien le dire – qui me comporte avec le plus d'honneur, contrairement à vous. La voilà, la différence entre nous. Pas une fois je n'ai osé parler sur votre dos, sachant que cela ne se faisait pas – et pourtant, j'en aurais eu, des raisons de le faire. Donc vous allez cessez, sous risque de perdre toute crédibilité, sous risque de ne jamais avoir la grandeur d'un vrai Espion. L'honneur et l'hypocrisie ne vont pas de paire. Les oisillons, ici, c'est vous et non moi. Vous êtes des masques (elle remercia mentalement Wuly de lui avoir apprit la signification de ce mot qui signifiait aussi « hypocrite » dans l'argot populaire). Ma conduite vous dérange ? Tant pis, ce n'est pas mon problème. Ce que vous ne semblez pas comprendre, c'est que je ne changerai pas pour me plier selon vos désirs. Jamais. Alors cessez avec vos remarques ; vous gaspillez de la salive pour rien, car elles ne font ni chaud ni froid. Avez-vous saisi ?
Le silence était complet dans la salle, tous l'observèrent avec surprise. Téo était fière d'elle — elle le reconnaissait sans honte. Elle avait voulu faire taire les Apprentis, et c'était toute la salle qui l'avait écouté. Elle était la seule debout, bien droite, regardant tous ses camarades de haut.
Kan aussi aurait été fier d'elle.
— Avez-vous saisi ? répéta-t-elle plus fort.
Sa voix se répercuta, unique son audible. De nombreux hochements de têtes suivirent face à cette question, autant parmi les Apprentis que parmi les Espions. Téo lisait la culpabilité et la honte dans leurs iris ; ils venaient enfin de se rendre compte de leur comportement, ce qui n'était pas trop tôt.
Elle s'apprêtait à s'asseoir, lorsqu'un Espion se leva à sa table, et applaudit. Tous les regard convergèrent vers Renard (car c'était lui qui applaudissait ainsi). Il était le seul dont le visage restait indéchiffrable pour Téo. Pourtant, il la félicitait. Il fut bientôt suivi par une Espionne très âgée (Antilope, il lui semblait), et par Corbeau (qui applaudit sous le regard étonné de sa sœur), puis par Wuly, Emyria, Chouette, Loup, et tous les autres Espions et Apprentis. Même Lièvre fit un effort pour ne pas être mal vu par ses amis.
Téo ne put empêcher un sourire d'illuminer son visage rond, ce qui la fit paraître bien moins hostile comme auparavant. Elle se rassit, les conversations reprirent. À la fin du repas, quelques Apprentis avaient essayé de parler avec elle, et d'autres lui avaient dit les préjugés qu'ils avaient à propos des enfants venant des Merveilles. Même Saleann, la fille qui l'avait insulté, s'était excusée en rougissant de honte, tout comme sa sœur Beryna – elles ne pouvaient nier leur parenté, avec leurs cheveux noirs crépus, leurs yeux dorés (même si ceux de Saleann étaient en amande) et leur peau brune.
Lorsqu'elle quitta la table avec Wuly, celui-ci la félicita de plus belle.
— Tu sais, j'ai juste fais cela parce que je souhaitais seulement qu'ils cessent de raconter des sottises sur ma personne. Et aussi, je reconnais ne pas aimer cela, expliqua-t-elle.
— Étoile, mais je peux te dire qu'on a sans doute jamais vu pareil discours ici, répliqua-t-il en agitant sa cuillère vers elle (elle n'était même pas surprise de constater qu'il avait oublié de la laisser à table). En plus, ça change des repas si ordinaires et sans particularité outre le goût des soupes.
— Peut-être que vous n'avez jamais entendu ceci, mais aux Merveilles, crois-moi, ce genre d'injection n'était pas rare — et je te jure que ce n'était pas moi qui les provoquais à chaque fois. Nous, Merveilleux, sommes extrêmement rancuniers et élevés dans un monde dans lequel on nous apprend à nous penser supérieurs, même pour les filles. Je suis seulement en train de prendre conscience que mon ego est particulièrement développée. En fait, personne ne vaut mieux que quelqu'un d'autre.
— Hum.
Ils continuèrent de discuter de sujets moins importants jusqu'au moment où Téo arriva devant la porte de sa chambre. Ils se dirent bonsoir, et à l'instant où elle s'apprêtait à refermer la porte, Wuly s'exclama, agitant sa cuillère :
— Eh ! Tu sais quoi ?
— Non point, mais je vais bientôt le savoir.
— Tu commences enfin à parler comme nous ! C'est pas génial ?
Elle cilla, repassa ses paroles dans sa tête. Un sourire fleurit sur ses lèvres.
— Étoile ! s'écria-t-elle bien haut.
Tous deux avalèrent la goutte. En fin de compte, cette première journée d'entraînement chez les Espions n'avait pas été si catastrophique, et on ne déplorait qu'un bras cassé, et un discours inhabituel.
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Publié le 17/04/2021