Chapitre 19.II

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  𝓣éo resserra sa prise sur son fardeau, qui n'était autre que Chouette. Elle avait fait tout ce qu'elle pouvait pour la convaincre d'aller voir un guérisseur, ou un prêtre de Vitalis, dieu de la Vie, avant d'atteindre Opaltys, en vain. Elle avait espéré, dans le fond, que les maigres connaissances de Chouette, associées aux siennes, réussiraient à la garder éveillée.

  C'était un échec cuisant.

  – Nylo ! Nylo ! NYLO ! hurla-elle en pénétrant dans la salle de biologie.

  Chouette s'était évanouie juste après qu'elles aient traversé la Sanglante, pour atteindre l'autre rive d'Opaltys. Téo avait dû employer son don de force pour porter sa Mentor personnelle jusqu'à l'Académie des Opales, en espérant ne pas se faire remarquer par les étudiants de l'aile est.

  – Par tous les dieux ! s'exclama Nylo en sortant de l'infirmerie, suivie de Loup.

  En apercevant sa compagne évanouie et blessée, il lâcha les papiers qu'il venait sans doute d'apporter à Nylo, avant de se précipiter sur elles deux, et de prendre doucement Chouette dans ses bras. Nylo lui fit signe de l'emmener dans la salle des soins, avant d'interroger du regard Téo.

  – Elle a reçu une épée entre les côtes, expliqua-t-elle.

  – Quand est-ce que ça s'est passé ?

  Elles suivirent toutes deux Loup. Nylo s'empressa de couper le tissu en trop de la chemise de Chouette pour mettre la blessure à nue. Téo l'admira pour le sang-froid dont elle faisait preuve, bien que l'odeur métallique du liquide rouge lui donnait envie de vomir. Elle sentit les yeux de Loup dans son dos, déglutit péniblement, avant d'avouer.

  – Il y a huit jours.

  Nylo se stoppa dans son examen, puis la dévisagea, abasourdie. Si elle avait pu, elle aurait disparu, devant ses yeux aigue-marine grands ouverts.

  – Et vous êtes pas allées voir quelqu'un ?! s'écria Loup, disant tout bas ce que pensait Nylo.

  – Elle... elle ne voulait pas.

  – Mais tu aurais dû la forcer, par Tanwen !

  – Calme-toi, Loup. C'est pas en hurlant que cela changera quelque chose, affirma Nylo.

  Elle se dirigea rapidement vers son étagère, prenant plusieurs flacons que Téo n'arriva pas à identifier, même à l'odeur.

  – Que lui as-tu donné ? lui demanda-t-elle.

  Nylo la connaissait assez pour se douter qu'elle n'était pas restée les bras croisés.

  – Ce... ce que j'ai pu trouver. Quelques feuilles de... de harable pour prévenir de l'inf... infection, ainsi que deux... non, trois baies de kaffeh, pour qu'elle reste... euh, consciente. Et elle s'est occupée de nettoyer sa blessure et de la panser, bien que j'ai quand même vérifié régulièrement son état.

  – Hum hum.

  – Va-t-elle s'en sortir ?

  – Elle a perdu beaucoup de sang.

  Si Nylo ne répondait pas clairement, c'était qu'elle n'était pas certaine qu'elle survivrait. Téo se sentit blêmir, et avant qu'elle ne puisse dire autre chose, Loup l'attrapa par le bras et la fit sortir de la pièce. Vu la façon avec laquelle il serrait son bras, il était inquiet. Et surtout, très, très, très pique-rouge.

  Il allait certainement se décharger sur elle. Ce qui était logique.

  Ce qu'elle méritait.

  – Tu es donc une véritable queue de Tenebris ? cracha le Mentor, fou de douleur, une fois qu'ils furent hors de la pièce. Tu as osé lui administrer des plantes, dont l'effet aurait pu être tout le contraire que ce que tu espérais ?

  Elle fut choquée de sa vulgarité. « Queue de Tenebris » était une insulte bien plus grave que « cervelle d'oiseau », « crotte de rat » ou « troufionne ».

  – Je... je savais ce que je faisais, affirma-t-elle d'une toute petite voix.

  – Vraiment ? Et comment Ydalt a reçu cette blessure, hein ? Je la connais, elle est loin d'être un poussin, donc il s'est passé quoi ?

  Téo serra les paupières en rentrant la tête dans les épaules. Elle ne voulait pas se rappeler. Mais Loup ne l'entendait pas de cette oreille. Il la secoua brusquement. Il avait besoin de savoir, elle le savait, elle avait peur.

  – Parle ! ordonna-t-il.

  Elle sut qu'il ne se contrôlait plus lorsqu'elle sentit qu'elle avait froid aux bras. Elle reconnut cette sensation pour l'avoir déjà expérimenté, il y avait presque deux ans. Si elle ouvrait ses yeux, ses manches seraient pleines de givre.

  – Nous étions en mission, finit-elle par avouer, en gardant les paupières fermées pour ne pas voir le regard dévasté de Loup. Après avoir fouillé la pièce, nous sommes sorties. Sauf qu'un Garde nous a intercepté. Au début, nous pensions qu'il ne se doutait de rien. Puis il a commencé à se renseigner sur nos noms, nos espèces, tout en insistant pour nous raccompagner. Quand il a ouvert une autre porte, nous nous sommes engagées, pensant que nous étions dans un autre couloir, avant de réaliser trop tard qu'il nous avait enfermé avec lui. Il... il a dit que...

  – Qu'a-t-il dit ?

  Téo ne pouvait pas dire mot pour mot ce qu'avait affirmé le sagittaire ; elle se serait trahie. Alors, en rentrant un peu plus la tête dans le cou, elle poursuivit, en mentant :

  – Il a dit qu'il était capable de reconnaître une taureau quand il en voyait une, et qu'il savait que j'étais une fille. Alors il a ordonné que nous lui donnions nos vrais noms, mais Chouette a refusé. Nous n'avions qu'un couteau chacune, si bien qu'elle s'est rapidement fait blesser par le Garde.

  – Comment cela se fait que toi, tu ai rien ?

  Elle se mordit la lèvre, tout en sentant son nez la picoter comme lorsqu'elle allait pleurer. Elle ouvrit les yeux, voyant trouble à cause des larmes s'accumulant (mais refusant de couler), et dévisagea le Mentor en hurlant, complètement effondrée :

  – Mais parce que je l'ai tué ! Étoile, je l'ai tué, répéta-t-elle à voix basse.

  Elle sentit ses jambes la lâcher, et enfouit sa tête dans ses mains. Loup était toujours là, statique face à sa déclaration. Finalement, il murmura, tout bas et surtout très froid :

  – Tout ça, c'est de ta faute.

  Un gémissement lui échappa, et elle aurait voulu mourir là. Étoile, tout cela était sa faute.

  – Je... se suis tel... tellement désolée ! s'écria-t-elle en bondissant sur ses jambes.

  Folle de douleur, et de honte face à ce qu'elle avait commis, elle devint lâche. Elle songea à ce Garde, qu'elle avait tué. Au fait qu'elle l'avait entendu parler de son fils. Elle venait de faire d'un gamin un orphelin. Prenant ses jambes à son cou, elle s'enfuit dehors, détala à toute vitesse.

  Bien que cela était interdit, elle passa par l'écurie, fit sortir un étalon malgré les protestations de Royle, le vieux palefrenier. Elle monta à cru, s'enfuit de l'Académie.

  Elle ne savait pas où elle allait, mais elle s'en fichait. Tout était flou autour d'elle, et elle ne voulait pas affronter les regards où elle verrait désormais la haine de ses camarades. Les bras passés autour du cou de l'étalon, elle le faisait galoper. L'adrénaline coulait dans ses veines, l'empêchant de ralentir. Elle le fit galoper, pendant longtemps. Puis sa monture refusa d'avancer plus, se cabra, et Téo s'étala de tout son long, pendant que l'étalon repartait, sans elle.

  Elle n'avait pas la force de se relever, alors elle enfouit ses doigts dans la terre molle, et hurla.

  Elle hurla encore et encore, jusqu'à ce qu'elle n'ait plus de voix, jusqu'à ce que ses poumons la brûle, jusqu'à ce qu'elle se brise les cordes vocales.

  Et pendant tout ce temps, ses larmes restèrent prisonnières de ses paupières, et ne coulèrent pas.
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Publié le 10/07/2021

L'Astriale - Les Ombres de l'Hiver T1 [TERMINÉ]Where stories live. Discover now