Chapitre vingt-et-un

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Attica

Selon Kendal Rosenbach, le trajet aurait duré vingt minutes en comprenant les embouteillages. Si Alistair avait respecté les limitations de vitesse, soit cinquante-six miles par heure, le véhicule aurait approximativement effectué dix-huit miles.

D'après les dires d'Hosana, Randy aurait roulé deux heures et demie après avoir quitté le musée de Kettle's Yard, soit à soixante miles par heure s'il avait emprunté des routes de campagne escarpées.

Quelque chose ne collait pas entre ces deux témoignages. La distance réalisée différait selon la déposition de l'une ou de l'autre...

Un éclair de lucidité traversa mon esprit.

Randy avait peut-être cherché à brouiller les pistes. Il avait pris le risque de ne pas couvrir la vue des otages lorsqu'ils avaient quitté le Siège. Il avait parcouru plus de soixante-deux miles, en boucle, pour altérer leur mémoire et ne pas s'en éloigner des masses.

Alistair, au contraire, avait failli à ses propres conditions. Lui qui devait se montrer discret, intolérablement organisé et méfiant, avait oublié d'assurer le bon fonctionnement de la prise d'assaut. Certes, il avait bandé les yeux des détenus. Seulement, il n'avait pas pris la peine d'effectuer un détour comme Randy, pour créer la confusion dans leurs esprits.

Si je m'en tenais à ces suppositions, je n'aurais pas besoin de me fier à la géolocalisation du téléphone prépayé d'Hosana Gatling. D'ailleurs, je n'étais même pas sûr de l'obtenir...

J'étais prêt à tout pour ne pas retarder la patrouille.  Je décrochai mon talkie-walkie de ma ceinture et déclenchai l'alerte dans l'incertitude la plus totale :

— Ici l'agent Doherty ! Je demande le renfort de quatre hélicoptères aux extrémités de Cambridge, dans un rayon de vingt miles. On recherche un bâtiment vacant à proximité d'un véhicule poids lourd. Ratissez-moi le périmètre !

*

Dans l'après-midi, les familles des victimes furent informées de leur évacuation. Ils débarquèrent, dans les heures qui suivirent, dans une précipitation difficilement contrôlable.

Certains venaient de très loin – de la région de la Castille-et-León, du Pays Basque, de l'Italie à l'Allemagne. Tous se jetèrent dans les bras les uns des autres, un fait en tête : ils avaient survécu et rien n'importait davantage que cela.

Chance Levinson, dont les proches originaires du Michigan n'avaient pas pu faire le trajet dans l'immédiat, se tenait en retrait. Je vins à ses côtés et le convainquis de suivre une équipe spécialisée après que son directeur se soit confondu en excuses. Cette prise en charge l'inciterait à mettre des mots sur ses émotions. Il se délesterait du traumatisme – un travail de longue haleine dont seul le temps guérirait ses blessures les plus vives.

À cet instant, Chance en avait besoin plus que quiconque.

*

8 mars 2018

Ce matin, la brigade m'avertit qu'elle poursuivait les recherches. Divers facteurs nous empêchaient de mettre la main sur la prison. Je n'avais pas la moindre idée d'à quoi elle ressemblait, si ce n'était d'après les dires d'Hosana. Une chose était sûre : on l'avait dissimulée au fin fond de la cambrousse de sorte que des crimes contre l'humanité y soient commis en toute discrétion, en toute impunité.

Je savais que l'annonce tomberait d'ici à quelques heures. Je n'avais aucun doute quant aux compétences de mes collègues. Seulement, j'espérais que ce délai concorde avec mes initiatives auprès du forcené. J'avais l'intention de bluffer pour le mettre dans une situation de doute : soit il tomberait dans mon piège et cela accélérerait l'enquête, soit... Je n'osais pas y penser.

Je déclenchai l'appel, un plan bien défini en tête. Sans même le saluer, j'engageai les négociations d'une maîtrise fragile :

— Mon petit doigt me dit que le bâtiment dans lequel vous exercez votre autorité a été cerné... Il y a trois minutes à peine.

Par-delà la détonation des éclairs, la vigueur avec laquelle la pluie s'abattait sur l'Angleterre, j'entendis de l'agitation derrière le combiné. Je me frottai les mains d'anxiété. Randy parlerait sans le vouloir, sans même avoir conscience de faire une gaffe.

— J'imagine aisément votre désarroi, Randy. Vous, qui venez de vous approcher de la fenêtre, et qui avez constaté la présence d'officiers sur le terrain... Votre terrain.

J'avais accentué l'idée que nous soyons entrés en territoire ennemi.

Le geôlier émit un rire moqueur. Cela sous-entendait-il qu'il n'y avait pas d'issues accessibles à proprement parler ? Le bâtiment avait sans doute été abandonné en cours de construction... La structure était là, mais portes et fenêtres avaient dû être verrouillées à double tour, voire barricadées, condamnées.

Je jetai un coup d'œil à la superviseure de l'opération, assise à mes côtés. Au vu de son expression concentrée, Tremblay réfléchissait déjà à d'autres méthodes d'extraction.

Randy Oloveiros dut sentir l'arnaque car il s'empressa de rétorquer :

— Mes complices et moi-même avons posé vingt-six bombes autour de l'édifice.

Mes épaules s'affaissèrent brusquement. Vingt-six bombes ? Rien que ça ?

Au plus le mensonge semblait gros, au plus il persuadait... Se pouvait-il que Randy nous induise en erreur ?

— Est-ce que les otages sont en sécurité ? dis-je, le regard rivé sur la tempête.

— Totalement. Je leur ai donné des piles de livres et je les retiens à l'abri dans le confort le plus total. L'orage n'attentera pas à leur santé, si c'est ce qui vous inquiète.

— Ne...

— Aussi, me coupa le ravisseur, si l'envie vous prenait de me défier, sachez que je suis lourdement armé. Outre mon artillerie, j'ai une liste de contacts interminable. D'ailleurs, certains se feraient un malin plaisir de décapiter deux ou trois têtes de flics.

Je serrai les dents. Mon café me brûla les doigts, mes jointures rougirent sur le mug. Ses propos délibérément provocants m'enrageaient au point que je veuille me charger personnellement de son cas, lorsque nous l'aurions attrapé la main dans le sac.

— Ce sont des menaces ? susurrai-je, mon sang-froid mis à rude épreuve.

— Considérez cela comme un avertissement.

Sans même le voir, je devinai un sourire fourbe poindre sur son visage.
J'avais échoué à inverser le rapport de force. Alors dans le doute, nous ne prendrions aucun risque.

Je suggérai un cessez-le-feu de quelques heures.

— Sage décision, me félicita Randy.

FugaceWhere stories live. Discover now