Chapitre un

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Angleterre, 14 avril 2020

Chaque être humain, de tout pays et de toute origine, se laisse porter par ses croyances, ses peurs et ses désirs. Ces véritables guides existentiels tracent, puis délimitent le sillage dans lequel nous sommes destinés à nous ancrer. Lorsque nous dévions du droit chemin, la sentence paraît coriace, voire insurmontable. Notre vivant nous transmet à travers de multiples expériences ce que l'école n'a pas su nous apprendre... Et nous n'y sommes jamais réellement préparés.

L'aiguille trace de fins sillons sur ma peau endolorie. Chaque empreinte me ramène à l'époque où j'entretenais l'espoir que l'humanité ait gardé son authenticité. Paradoxalement, la plus infime des piques régulières de la machine délivre une part masquée de liberté. Cette liberté à laquelle j'aspire tant et depuis si longtemps... Celle dont on m'a privée durant des mois.

Je serre les dents pour vaincre les tiraillements. Adossé au fauteuil de tatouage, mon corps est quasiment immobile, parfois troublé de soubresauts. Je tente d'apaiser ma respiration, me focalisant sur mon objectif final.

Je rêvais de me faire graver à l'encre noire l'événement le plus marquant de mon existence. J'avais espéré voir se dessiner, aux creux de mes poignets, une série de chiffres rappelant la date de naissance de mes enfants ou un mantra significatif, un motif, un nom... Un symbole qui, quoi qu'il arrive, me ramènerait à mon véritable moi intérieur.

Je ne me doutais pas, à peine entrée dans la vingtaine, inscrire définitivement sur ma chair le douloureux souvenir d'un traumatisme.

J'y réfléchissais depuis ma sortie du centre médico-psychologique. Avec du recul, ce tatouage représente bien plus pour moi qu'un simple dessin qu'on juge esthétique. C'est l'emblème d'une souffrance inégalable qui m'est consignée pour le restant de mes jours, d'une rage indomptable, d'une tragique finalité.

Pensive, comme plongée dans un état second, je me laisse happer par l'ambiance tamisée du salon londonien. Cette atmosphère accroît l'intensité du moment, teinté par mon émotion.

Pour la première fois, je visualise le commencement de ma mésaventure. Mes paupières se ferment... Dès lors, un paysage verdoyant, surplombé de bâtiments en briques jaunes ternies par le temps, surgit des tréfonds de ma mémoire. Assaillie de souvenirs, je laisse libre accès à mon inconscient.

*

— Blaise ! Merde, tu ne vas pas en croire tes yeux !

Je me précipitai à travers le jardin, emmêlant mes pieds nus dans les herbes hautes. Un vent de printemps rafraîchit mon visage, balayant ma chevelure auburn sur le côté. Des pétales de cerisier se mirent à virevolter dans l'air dans un ballet romantique. Les essences s'entrechoquaient, mes sens en alerte me rendaient plus vive que jamais.

Je percutai le jeune homme de plein fouet. Nous basculâmes sur le parquet craquelé de la véranda dont la bâche au-dessus de nos têtes tanguait au gré des bourrasques, mon menton cognant son torse. De ses yeux rieurs, il me demanda de lui annoncer la grande nouvelle.

— Je suis admise !

L'émotion prit le dessus. Je ris, pleurai, parlai avec entrain. Je ne pouvais pas croire au fait que j'allais enfin compter parmi les membres de la prestigieuse institution culturelle de Cambridge, débuter ma carrière dans l'événementiel au sein d'un des plus grands comités du pays.

— Je suis tellement heureux pour toi ! Tu accompliras de grandes choses, j'en mets ma main à couper...

Je réduisis la distance qui séparait nos deux corps pour me blottir contre mon fiancé. Une douce chaleur se diffusa dans mon estomac et une sensation de bien-être m'enveloppa.

Rapidement, ces shots d'adrénaline laissèrent place à une pointe d'anxiété. C'était dans ma nature, je n'avais jamais trop su lâcher prise. Je me posais sans cesse tout un tas de questions... Et il y avait de quoi. Ce saut dans l'inconnu semblait aussi entraînant qu'effrayant.

Voyager avait toujours fait partie de moi. J'avais besoin d'apprendre des relations humaines, cela donnait un sens à ma vie. J'étais curieuse, avide de découvrir ce que j'ignorais jusque-là. J'avais une foi indestructible en mes semblables, je plaçais toute ma confiance dans leurs mains. Je voyais tout ce potentiel, je le sentais gronder en chacun de nous. J'étais persuadée que nos différences, bien qu'elles nous distanciaient parfois, finissaient par nous unir d'une manière ou d'une autre.

Encore sous le choc, j'agitai la lettre sous son nez. Je m'extasiai comme une enfant, puis me jetai sur sa bouche, folle de joie, folle de lui, ravie que mon quotidien prenne la tournure que j'avais souhaitée.

Je finis par me détacher de lui, réajustant mon chemisier ainsi que la frange en pagaille qui, d'ordinaire, barrait mon front. Je me révélai, la poitrine aussi bombée que l'ego à chaque pas que j'effectuais.

Fierté.

Cette situation me procurait une fierté sans pareille. Mes efforts rendaient mes ambitions concrètes. Je me démenais depuis tant de temps, sacrifiant parfois de chers instants... J'avais fini de payer ce prix. Je prenais un nouveau départ, sans détour et sans obstacle pour me barrer la route. Je goûterais à l'indépendance, volerais de mes propres ailes sans avoir à me soucier de rien ni de personne.

Je franchis le pas de la porte, traversai le couloir étroit, distinguant le visage neutre de la septuagénaire installée derrière les fourneaux. Quand mes prunelles grisâtres rencontrèrent le bleu azur des siennes, je stoppai tout mouvement.

J'appuyai mon épaule contre le chambranle, considérant d'un regard circulaire le mobilier qui agençait la pièce. La tapisserie fleurie, le bois verni du plan de travail, le parquet mal posé faisant éclater des bulles d'air sous mes pieds ; tous ces éléments ajoutaient à l'atmosphère une once de féerie.

Des souvenirs heureux resurgirent de ma mémoire, me dictant de capturer cet instant. Je me souvins du blanc immaculé, presque virginal, des rideaux qui flottaient autour de ma grand-mère maternelle. De son pudique sourire en coin, de son tablier bleu pâle aussi intact que dans les années cinquante.

Elle tendit ses mains tremblantes dans ma direction. Je m'approchai et la serrai contre moi. Elle avait deviné sans même que je me prononce.

— Je ne t'abandonne pas, me sentis-je obligée de rappeler.

— Je sais, assura-t-elle d'un souffle chevrotant.

Le cœur battant, je me voyais déjà faire mes valises, embrasser mes proches et sauter à pieds joints dans le train le plus avancé. Cambridge n'attendait que moi et mes désirs ardents de réussite.

J'avais peur qu'elle ne comprenne pas ma décision. Après tout, j'avais grandi à ses côtés dans ce village où il faisait si bon vivre. Je l'avais épaulée lorsqu'elle avait perdu son compagnon de vie – mon modèle, mon grand-père. Je l'avais aidée des années durant au sein de la ferme. Notre relation était conflictuelle à l'instar d'une mère avec sa fille, mais cela n'empêchait pas que nous nous aimions. Nous comblions juste les absences.

Dans un univers parallèle, je serais restée auprès d'elle, fidèle à mon éducation. J'aurais repris l'entreprise artisanale, héritage de mes ancêtres. Elle comme moi savions que je ne voulais pas de cette vie-là.

— Quand tu partiras, tu laisseras un vide immense derrière toi.

Je pinçai les lèvres d'embarras.

— Vous me manquerez, mais je suis obligée de saisir cette chance... Celle de ma vie.

— Elle te réserve tant de surprises, trésor.

Je l'enlaçai de toutes mes forces. À cet instant, un brasier jaillit dans tout mon corps ; un espoir que j'entretiendrais coûte que coûte une fois les frontières de la ville dépassées.

J'essuyai mes larmes d'un revers de main, libérée d'un poids dont je n'avais pas conscience. Blaise se joignit à nous. Ainsi réunis, je compris qu'une page se tournait.

Le meilleur était à venir.

FugaceDonde viven las historias. Descúbrelo ahora