Chapitre deux

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21 février 2018

Nous y étions. Mes rêves de petite fille, bercés et entretenus dans mon adolescence, et moi. Nous avions tenu bon.

Après avoir bouclé mes valises, ma grand-mère, Blaise et moi nous étions rendus au marché pour partager un dernier café en terrasse. Puis j'avais rejoint notre demeure, profité du soleil qui baignait les champs. Une horde d'oiseaux bravait l'unique nuage dans cette étendue de bleu, les chevaux galopaient librement.

De nouveau, j'avais senti l'émotion monter, mon cœur se serrer. Blaise avait caressé mon avant-bras tandis qu'un frisson me parcourait. Ses lèvres posées sur ma tempe, je m'étais réfugiée contre son torse. Son cœur battait à l'unisson avec le mien. Le temps semblait s'être stoppé pour de bon.

Nous nous étions embrassés, sereins quant à l'avenir mais peinés de devoir se quitter pour un temps. Puis il avait entrepris de porter mes bagages jusqu'au rez-de-chaussée et avant de grimper dans la voiture, j'avais murmuré :

— Je t'aime.

Ma grand-mère s'était installée à mes côtés et le décor avait défilé sous mes yeux : le village de Moorland, les bâtisses en briques et les terres à perte de vue. La vieille automobile avançait sur le sentier sinueux, accumulant la poussière et balançant au rythme des graviers. Edwige ne déviait pas son regard de la route. Je devinais son chagrin – ou peut-être était-ce la nostalgie que l'on ressent quand on quitte un endroit avec l'intuition que, lorsqu'on reviendra, rien ne sera jamais plus comme avant.

*

Je me réveillai au cœur de Cambridge. Nous nous dégourdîmes les jambes près d'un kiosque à journaux. Les ponts surplombaient le cours d'eau et laissaient passer un flot incessant de voitures. Tout me semblait plus vieux ici, mais aussi plus élitiste. Que de bibliothèques, de musées et d'universités ; des parcs dont la pelouse paraissait n'avoir jamais été piétinée, des églises aux façades usées par le temps.

— La location est à deux pas d'ici, lui dis-je en sortant ma valise du coffre.

Lorsque je poussai la porte massive, mon regard s'illumina en découvrant mon nouveau chez-moi. Il tenait dans un trente-deux mètres carrés avec salle de bains et coin salon, une décoration épurée à base de cadres et de plantes vertes. La pièce baignait naturellement de lumière. Un sofa trônait près d'une cuisine équipée et un grand lit figurait à son opposé.

J'entrouvris la fenêtre, me penchant légèrement. La vue était agréable et donnait sur une cour bordée de fleurs. Edwige semblait tout aussi charmée par les lieux.

Elle consulta sa montre.

— J'aurais bien pris un thé avec toi, mais Gabi ne devrait pas tarder...

Nous étions tombées sur le profil Internet de Gabi, qui proposait du covoiturage et se chargerait de reconduire ma grand-mère dans le Somerset afin que je puisse me servir de sa voiture jusqu'à mon retour.

Les au revoir furent relativement brefs. Nous nous serrâmes dans nos bras avant qu'Edwige n'embrasse mon front et n'effectue le chemin inverse. Nos deux ombres distinctes descendirent l'escalier vertigineux. Nous patientâmes jusqu'à ce que l'automobile jaune moutarde de Gabi freine à nos pieds. Un ultime sourire et la voilà partie loin de moi, aussi fugace qu'un éclair dans la tempête.

Je soupirai, épuisée par cette journée. Je ne pris pas la peine de vider ma valise, retirai mes chaussettes et me glissai sous la couverture duveteuse. Bientôt je sombrai dans les bras de Morphée, un sourire au coin des lèvres.

*

La nuit dernière, j'avais dormi d'un sommeil profond, sans interruption ni rêve. Mon esprit agité s'était finalement mis sur pause.

Au petit matin, j'avais vidé mes sacs et rempli les tiroirs de ma penderie, nettoyé le studio de fond en comble, pris une douche et remplacé les draps mis à disposition par les miens. Séchant ma chevelure à l'aide une serviette, je jetai un coup d'œil par-dessus la balustrade. Mon amie Chani aurait adoré cet endroit.

À cette pensée, je fouillais mon sac à main à la recherche d'une cigarette. Non pas que je fumais, mais depuis le lycée, nous avions pris la mauvaise habitude de s'en griller une à chaque grande occasion. Et celle-ci en était une.

J'aurais aimé partager ce moment avec elle, toutes ces premières fois, mais Chani avait déménagé à Oakwood dans une grande propriété à l'allure rustique, au nord-est de Leeds, avec son père dont la santé était fragile. Quatre heures de route nous séparaient depuis Northmoor Green. Mais désormais, en vivant sur Cambridge, nous pourrions nous voir plus souvent.

Je fis rouler la cigarette entre mes doigts, un peu pensive, avant d'attraper un briquet. Le bout du mégot s'embrasa sur-le-champ. Je le portai à mes lèvres et inspirai lentement. Aussitôt, une crise de toux m'assaillit. La fumée s'échappa dans les cieux alors que je reprenais mon souffle d'un air amusé.

L'instant présent était beau. Sur ce balcon étroit, la chaleur des rayons matinaux tapait sur mes épaules découvertes. Un vent frais tempérait l'atmosphère. Je tirai une nouvelle latte. Rebutée, j'écrasai la cendre et la jetai.

Navrée, Chani. Le tabac, très peu pour moi.

Je relevai mes mèches en un chignon flou, puis laçai mes bottes à talons. Une veste chaude sur le dos, je me rendis dans un café-restaurant qui bordait la rue. Je commandai une tasse de thé noir ainsi qu'une assiette d'œufs brouillés, de bacon fumé et de pommes de terre. Je savourai ce petit-déjeuner identique à celui qu'Edwige me préparait.

Après avoir réglé la note, je déambulai dans les rues bondées de passants. Blaise m'appela, interrompant ce moment de quiétude.

— Tu as reçu les photos que je t'ai envoyées du studio ? lui demandai-je.

— Oui, il a l'air accueillant. Tu t'y plais ?

— Beaucoup, mais je dois encore le personnaliser. Je finirai bien par prendre mes marques.

— Bien sûr, ça viendra. Quand est-ce que tu rencontres les membres du comité ?

— Demain, dans la matinée.

J'essayai de réprimer la joie qui perçait dans ma voix. Je craignais que mon départ ne crée des tensions entre Blaise et moi, car lui, restait coincé à Northmoor Green.

Quelques minutes plus tard, je l'embrassai à travers le combiné et raccrochai. En rentrant, je filai sous la douche, tentai un porridge de chia avec de la semoule aux agrumes et au gingembre. Je lui partageai mon exploit sur les réseaux sociaux, puis je passai le reste de la soirée devant Downtown Abbey, bercée par une mélodie que la voisine s'attelait à jouer de la harpe.

FugaceWhere stories live. Discover now