Chapitre trente-et-un

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Vassilis

Nous avons tous un naufrage dans notre cœur.

Parfois, nous en poussons la porte et nous y redécouvrons nos abîmes : les êtres que nous avons chéris toute une vie ou le temps d'une nuit. Ces mêmes êtres qui nous regardent tantôt avec dédain, tantôt d'une bienveillance infinie.

Nous marchons et marchons encore à travers ces corridors dans l'espoir de tomber sur un visage familier. Il arrive qu'on se heurte aux méandres du passé et que cet élan de courage qui nous élevait quelques secondes plus tôt, s'effrite pour laisser une peur viscérale de la confrontation dominer.

L'issue est au bout du couloir, il nous faut le traverser de part en part pour atteindre la lumière. Déchirement, fracas, éclats de joie. Les souvenirs s'éparpillent dans l'atmosphère et viennent titiller le cœur qui nous anime.

Vivants. Nous sommes vivants. Quand bien même cette vie est éphémère, il suffit d'en capturer les fugaces allégresses et leur frivolité – les seules qui perdureront à l'aube de la mort.

Nous aurions tendance à fuir, mais cette épreuve déploie de nouveaux horizons jusque-là masqués par un puissant souci d'ego.

Bouffis par l'orgueil, l'amour et la beauté nous ont échappés, la mémoire s'est déliée de ses événements. Le corps, en revanche, porte encore ses cicatrices et ses impressions passées, sensiblement factices.

Nous disparaissons plutôt que d'affronter nos tourments, nos errances et nos manquements. Nous nous complaisons dans l'instabilité. Le changement nous effraie autant qu'il nous fascine, mais combien de temps cette mascarade peut-elle durer ? Jusqu'à quel point peut-elle nous berner ?

L'issue frôle le bout de nos doigts. Un vent de satisfaction, annonciateur d'une douloureuse liberté, taquine nos échines fragiles. Dès l'instant où nos pieds s'ancrent dans le sol cotonneux, la brume nous enveloppe. Une douce mélodie naît, apaise et berce.

La fin est là. À portée de main.

Nous ouvrons la porte, puis la refermons derrière notre passage. L'esprit léger, nous virevoltons, délaissant des poids implacables qui, durant des années, traînaient sur nos épaules.

— Laissez-vous revenir, Randy. Doucement, à votre rythme.

L'issue nous aspire. Notre cœur bat. Nos neurones s'activent et la sérénité nous envahit. Nous tombons dans un puits sans fin. Où que nous soyons, le sol cède.

— Lorsque je me mettrais à compter, vous ouvrirez les yeux et vous inspirerez une grande bouffée d'oxygène. Vous sortirez de cet état hypnotique plus fort que jamais, soulagé... Enfin, vous lâcherez prise.

Tourbillon de pensées. Magma d'ondes négatives qui se faufilent dans l'air, s'infiltrent dans le sol, délivrent l'âme.

— Un, deux, trois.

Nous sommes libérés de cette captivité, si brève qu'une sensation tenace nous pèse sur le cœur : celle qu'elle n'a jamais existé.

*

Pas après pas, je me rapproche de l'endroit où j'avais juré ne jamais revenir : le vaste quartier d'Østerbro, à Copenhague.

Sur la rive du lac prisée des joggeurs et des cyclistes, je marche. Le soleil couchant se reflète dans les yeux des passants. J'arpente l'avenue avec ses boutiques huppées et ses restaurants gastronomiques. Le cœur lourd après cette énième thérapie, je traverse le parc attenant jusqu'à deviner la façade colorée d'une maison.

FugaceWhere stories live. Discover now