Épilogue

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« Je m'appelle Vassilis Randy Oloveiros. Trente-huit ans, Copenhaguois invétéré, né d'un père hongrois et d'une mère danoise. Tous deux se sont séparés quand j'étais minot. À cause du divorce, mon père a eu du mal à retrouver un logement et à joindre les deux bouts. Très vite, le juge a convenu que ma mère aurait la garde de ma sœur et moi.

La cicatrice que je porte au poignet s'évertue à me le rappeler : la vie que j'ai menée à ses côtés ne s'est pas avérée de tout repos.

À l'aube de mon adolescence, j'ai été victime de séquestration. D'abord au sens figuré du terme : notre mère, Ruth, nous a enfermés, ma sœur et moi, dans une véritable cage dorée, nous condamnant à des années de souffrance passées sous silence.

Elle répétait sans cesse que nous n'avions pas conscience de notre chance, que nous étions ingrats. Sur le plan affectif, ce qu'elle nous donnait, c'était pour le reprendre aussitôt. Elle exigeait notre admiration plus que notre reconnaissance. Elle ne demandait pas moins que la perfection et considérait souvent les autres comme inférieurs – qu'il s'agisse de leurs valeurs, de leurs parcours de vie comme de leurs choix. Sa vision des choses était la bonne et sa manière de penser, la meilleure.

J'ai toujours été persuadé, encore plus avec le recul que le temps m'a apporté, qu'elle ne savait pas aimer correctement. Elle me tenait sous son joug, voulait me façonner à sa guise. Elle était incapable d'entendre que nous étions deux personnes distinctes, que je n'étais pas venu au monde pour accomplir ce qu'elle-même n'avait pas su accomplir.

J'étais un oiseau qu'on voulait clouer dans son nid. Sous emprise.

Elle m'a coupé les ailes.

Longtemps, j'ai craint sa colère, son agressivité passive, son chantage émotionnel. Ses critiques aussi, ses humiliations à répétition. Je n'étais jamais assez. Mes rêves étaient trop grands, trop irréalistes. Je n'étais encore qu'un enfant.

Ruth avait beau me dire qu'elle m'aimait à outrance, qu'elle pourrait me donner sa vie s'il le fallait, ses comportements, ses paroles et ses menaces m'éloignaient chaque jour un peu plus d'elle. Je me sentais étouffé, envahi. Libre lorsqu'elle se tenait loin de moi. Cela m'empêchait de lui rendre son amour, de lui faire confiance, d'être apaisé en sa présence. J'essayais constamment d'anticiper ses réactions, de les deviner pour limiter la casse, me protéger de ses mots.

Parfois, souvent même, j'ai ressenti de l'incompréhension. Quelle injustice. Qu'avais-je bien pu faire pour mériter un tel traitement ?

Plus elle refusait de se remettre en question, plus je me questionnais. Plus je la découvrais hermétique au monde, incapable de compassion ou d'empathie, plus je touchais du doigt cette envie, ce besoin presque viscéral d'aider les autres, de me sentir utile.

Je jalousais presque mes camarades de classe, mes amis dont la relation mère-fils n'avait rien de malsain. Pourquoi n'y avais-je pas droit ? Pourquoi devais-je toujours faire mes preuves auprès de celle qui aurait dû m'accepter tel que je suis ?

C'est la raison pour laquelle la maltraitance psychologique et la négligence émotionnelle sont si difficiles à déceler dans un foyer : parce qu'on remarque d'abord le confort matériel. On voit le toit sans imaginer que les murs puissent se refermer sur ses habitants. Le réfrigérateur est plein, des photographies de voyage trônent dans des cadres à l'entrée, on y voit des sourires qu'on ne devine pas forcés.

Ruth a tenté de me liguer contre mon père, puis contre ma sœur. Elle n'a cessé d'invalider nos ressentis, de minimiser nos échanges et nos souffrances communes. Plus que de ne pas savoir aimer correctement, je suppose qu'elle ne s'aimait pas elle-même. Elle rejetait ses émotions, nous faisant porter le poids de ses propres échecs.

FugaceWhere stories live. Discover now