Chapitre neuf

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Aislinn

Angleterre, deux ans plus tard – 14 avril 2020

— Et voilà, demoiselle ! On a fini pour aujourd'hui.

Le timbre rocailleux du tatoueur m'expulse de ma bulle protectrice. Je chasse tant bien que mal ces pensées intrusives de mon esprit. Je me redresse fébrilement du fauteuil, l'air déboussolé et les épaules flasques.

— Désolé de vous avoir fait mal, reprend-il en jetant l'attirail d'aiguilles usées.

Après s'être débarrassé de ses gants, l'homme m'observe à la dérobée. Ses yeux inquisiteurs semblent attendre une réponse de ma part. Les sourcils froncés, je touche mes pommettes du bout des doigts et attrape le mouchoir que l'artisan me tend.

— Merci, dis-je en essuyant mes joues rendues humides par les larmes, le regard rivé sur le sol.

— Y a pas de quoi. Suivez bien les précautions d'hygiène que je vous ai recommandées en début de séance.

Je hoche la tête en signe d'approbation. Alors que je m'apprête à rabattre les manches de mon cardigan, je m'octroie un instant pour contempler le nouveau chef-d'œuvre qui marque ma chair. La délicate écriture blanche qui orne l'intérieur de mes poignets me révulse autant qu'elle me fascine. Apparente à une cicatrice, un fardeau gravé à même la peau pour mieux en conserver le souvenir.

L'astre de jour aux tentacules insaisissables pare la calligraphie. À son extrémité, une lune faite de splendides arabesques encercle à demi une boussole minimaliste aux reflets ambrés – distinguable à l'œil nu si l'on daigne s'approcher.

Mon penchant pour ces symboles vient d'un fait évident : pour moi, l'obscurité est synonyme d'effroi. Dans la nuit noire origine de mes supplices, mes plus grandes peurs surgissent de leurs abysses pour bousculer mon fragile équilibre. Si chaque jour je m'efforce de tranquilliser mon esprit, ce dernier, guidé par mon inconscient, chasse l'infime, l'imperceptible sentiment de paix qu'il m'arrive d'éprouver durant la journée.

— Satisfaite ?

Le créateur me tire une nouvelle fois de mes pensées – à croire que l'expression d'une profonde détresse se peint distinctement sur mon visage.

Je cesse de fixer la marque indélébile pour plonger mon regard dans celui de mon interlocuteur. J'ignore si mon trouble provient de ses iris vairons ou de l'électricité qui s'en dégage. Mes doigts tremblotent sur mes genoux, alors je porte mon attention sur l'oiseau rouge qui couvre la base de son cou.

Une palette de teintes compose le graphique, mais le rouge, le turquoise et le vert prédominent. Le paon majestueux, dont la tête est posée dans le creux de l'épaule de son maître, déploie fièrement ses ailes contournées. Glissant sous le tissu à carreaux, empiétant sur son torse imposant, il m'est impossible d'en distinguer davantage.

— Vous n'imaginez pas à quel point je suis ravie, lui réponds-je après un long moment d'absence.

— En toute honnêteté, et je ne dis pas ça parce qu'il s'agit de mon travail, je trouve que ce tatouage vous sied à merveilles.

Un rire timide s'échappe de mes cordes vocales. Je lui rends un sourire franc avant qu'un masque impassible ne reprenne possession de mon visage.

— Ne le prenez pas mal... Vous n'êtes pas une femme ordinaire.

Le menton incliné, je considère l'homme qui me fait face avec intérêt ; sa silhouette robuste, sa barbe fournie qui contribue à lui donner une allure rebelle pourtant dotée d'une élégance hors pair, un crâne rasé sur les côtés et surplombé de boucles d'un brun éclatant. Je remarque l'air farouche qu'il arbore grâce à son port de tête et la courbure de ses lèvres. Ce type transpire l'assurance et la créativité. Son corps fait office de toile à taille réelle.

FugaceWhere stories live. Discover now