Chapitre vingt-huit

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Le monde est une vaste étendue où les Hommes courent. Où chacun se hâte, banalise, s'indiffère. Où le terme « bonheur » ne détient plus aucun sens.

Peu de gens se lèvent, à l'aurore, bénir la vie de les épargner une nouvelle journée. Peu de gens, en général, ont conscience du poids de l'existence. L'humain réfute la gratitude. Il ne prend que le savoir, le pouvoir, l'argent. Que de temps perdu...

Angleterre, centre médico-psychologique, 1er mai 2018

Mes paupières s'ouvrirent enfin. Après la nuit chaotique que je venais de passer, à mi-chemin entre hallucinations et réalité, je repris mes esprits.

Une respiration diffuse me fit détourner les yeux sur mon interlocutrice. Ruth Lovelace, la femme qui m'avait mise au monde, se tenait à mon chevet. Lorsqu'elle remarqua que j'étais éveillée, ses yeux pétillèrent drôlement.

— Aislinn, ma chérie !

Elle se précipita dans mes bras. Je mis quelques secondes avant de réaliser qu'elle était bien là, tout contre moi, et pas à Bristol devant une pile de travail.

— Comment est-ce que tu te sens ? s'empressa-t-elle de demander.

L'émotion s'empara de moi. Bientôt, je fondis en larmes sur son épaule. Une boucle frotta contre mon cou, me troublant de sa douce aura. Mon cœur pulsait à vive allure comme si, quelque part, certains de ses éclats se reformaient.

Sa peau était douce et son emprise si... Bouleversante. J'aurais aimé que ce moment dure ou, du moins, que je puisse le capturer tel quel dans ma mémoire afin de le revivre encore et encore. Mais elle rompit cette étreinte dont j'avais besoin plus qu'à l'accoutumée :

— Ma grande, je...

Elle s'interrompit. J'en profitai pour l'observer. Ses yeux ambrés avaient jauni avec le temps. Quelques rides parsemaient son front et ajoutaient à son charme naturel une certaine maturité.

Elle se résigna :

— Je n'aimerais pas te brusquer dès ton réveil. Laisse-moi t'apporter un petit-déjeuner.

Je hochai la tête. J'étais bien trop tourmentée pour exiger quelle confidence que ce soit... J'avais la sensation d'être passée sous un rouleau-compresseur.

Ma mère revint avec un plateau dans les mains qu'un employé lui avait refourgué. Hésitante, elle mit un moment à trouver une position confortable sur le fauteuil d'hôpital.

— Ce que tu as vécu dernièrement... Ça m'a fait réaliser à quel point la vie ne tient qu'à un fil.

Ma mère fit tournoyer un gobelet de café entre ses mains. Elle riva son regard sur le paysage extérieur, des plaines verdoyantes bardées d'un soleil plein, puis elle le reporta sur moi.

— Le moment est mal choisi pour briser la glace, convint-elle, mais je pense que tu as besoin de savoir sur qui tu peux t'appuyer...

Son regard exprima ce qu'elle n'osait pas dire : « Je regrette que tu aies eu à subir la folie d'un homme. Je remercie le ciel de te savoir saine et sauve, de pouvoir te serrer dans mes bras à nouveau. Je suis et je serai là pour toi à l'avenir. »

Mais Ruth dit simplement :

— Je pourrais prétendre que notre manque de complicité ne m'affecte pas, que ces sept longues années sans ta présence et ta joie de vivre m'indiffèrent complètement... Sauf que ce n'est pas le cas.

Elle disciplina ses sourcils broussailleux. Je savais que derrière son impassibilité, derrière cette vitre de givre, ses prunelles regorgeaient de larmes.

FugaceWhere stories live. Discover now