Chapitre onze

289 38 74
                                    

La notion de liberté m'a souvent semblé abstraite. Qu'est-ce que la liberté si on nous l'accorde ? Que signifie-t-elle donc si l'on finit par nous en priver ?

Sans cesse contrebalancé, ce libre-arbitre réside au cœur d'un champ de pouvoirs et de lois où nos voix, en tant qu'êtres humains, parviennent à se faire entendre si nous trouvons la force et le courage de les assembler ; pour braver l'oppresseur, nous battre coûte que coûte pour nos aspirations.

Hélas, sous la menace d'une balle, n'importe quel homme se soumettrait jusqu'à se corrompre, quitte à évincer ses plus chers principes – et ce, dans l'unique intention d'en tirer la vie sauve.

La liberté, alors, ne paraît plus que dans le droit de définir nos choix qui, à leur tour, détermineront notre destin... Quand notre humanité se trouve bafouée, à travers le dénigrement, l'irrespect, la captivité ; lorsqu'elle aussi se suspend, comme s'il n'y avait guère de juste-milieu entre le fait d'en jouir complètement et ne pas en disposer du tout.

— Laissez-moi joindre mon prochain client pour que je reporte son rendez-vous, m'arrache le tatoueur de mes pensées.

— Ne vous donnez pas cette peine, s'il vous plaît... Je n'accaparerai pas plus votre temps. Je suis désolée de m'être emportée.

— Votre colère est tout à fait justifiée. J'ignore comment vous avez su garder la tête hors de l'eau.

Sans attendre une quelconque réponse de ma part, l'homme s'affaire à ranger son atelier et se débarrasse de son matériel usé. Je tapote du bout des ongles la tasse brûlante de café, l'esprit fourmillant.

— En fait, quand on se trouve pieds et poings liés, il n'est plus question de se battre, mais de survivre...

Son corps pivote dans ma direction afin de m'accorder toute son attention. Un nœud se forme dans ma gorge, rendant ma voix rauque d'émotion. Je jette un coup d'œil à travers la fenêtre : l'averse a cessé.

— Je voulais simplement sortir de ma zone de confort, mais j'ai été propulsée dans un tourbillon démentiel, coincée entre la vie et la mort. Qui on était, ça importait peu... On a tous été livrés aux mains d'un homme déséquilibré. Il avait une allure lambda, mais au fond il était méthodique, doté d'une intelligence supérieure à la moyenne. Son cerveau ne se mettait jamais en pause : il tournait, retournait toutes les situations inimaginables afin d'en tirer constamment l'avantage.

Des bribes de souvenirs refluent de ma mémoire et la silhouette robuste du tatoueur se dissipe un court instant. Remplacée par les épaules massives du guide, j'entends son accent prononcé hacher le silence. Je le revois s'exprimer dans sa langue natale ou, plutôt, nous injurier sans détour.

Mon cœur palpite au fond de ma poitrine. Mes yeux divaguent d'un bout à l'autre du toit en quête d'une issue de secours. Rien à l'horizon si ce n'est une ribambelle d'oiseaux migrateurs dans un ciel ensoleillé, semblant nous narguer de leurs piédestaux.

Désormais je me sens tout oppressée, comme si ce drame n'avait jamais été derrière moi, comme si je n'avais jamais su poser un pied devant l'autre après cela.

L'oxygène peine à s'infiltrer dans ma cage thoracique. Un malaise sourd, psychique, m'étreint fermement contre lui. Sous son joug, je perds pied. Plus de repères, l'ancre a été levée et le navire repart sans moi, sans même s'apercevoir que je m'efforce de rester à la surface.

Les murs colorés du salon s'écroulent, révélant au grand jour l'envers du décor : des chaînes suspendues par dizaines, longeant le mur bétonné. Des hommes et des femmes aux visages émaciés, liés à plusieurs mètres les uns des autres, inaptes à se déplacer ou simplement à s'enlacer. Plus qu'une distanciation physique, une distanciation morale.

Les regards ternes, vides, qui traduisent perte de sagesse et de bon sens. Les corps affamés, repliés sur eux-mêmes et les cris de douleur incessants lorsque les coups pleuvent. Les éclats de rire d'un ravisseur dans son élément, qui ne se soucie pas des conséquences de ses actes... La façon dont il torture ses victimes avec délectation et brutalité.

Je recouvre partiellement mes esprits, les prunelles brouillées et le ventre noué. Mes mains sont moites. En repensant à la sentence du tribunal, je suis prise de nausées.

— Votre état m'inquiète, murmure Ezo en s'approchant.

Je sursaute malgré la douceur dont il fait preuve. Des perles de sueur se forment sur mon front. Le tatoueur m'invite à m'allonger le temps de me remettre de mes émotions, mais ma tension ne redescend pas. Des flashs se bousculent dans mon esprit. Le passé se mêle au présent et je ne parviens plus à en faire la distinction.

J'ai la sensation que Vittoria se trouve près de moi, gisant à l'agonie, priant sans cesse le Tout-puissant de nous aider. Ses paroles se confondent avec ses sanglots, tant et si bien que je ne saisis plus un mot de ce qu'elle raconte. Je songe à la façon qu'elle a de réclamer son père, sa mère, ses sœurs et son frère – comme si en l'espace de quelques heures, elle avait saisi le caractère fugace de la vie.

Je la revois me narrer, peu de temps avant l'aube, son quotidien de vingtenaire à la campagne. Je ne peux ignorer la nostalgie et la culpabilité qui percent dans sa voix lorsqu'elle admet n'avoir pas toujours été reconnaissante de ce qu'elle a. Alors en silence, nous pleurons nos regrets, nos déceptions. Et parce qu'il n'y a rien de pire que l'impuissance, nous sombrons peu à peu dans la démence.

Lorsque le vent se lève, que les nuages couvrent l'étendue déjà noirâtre, la tempête vient secouer nos corps chancelants. Ma chevelure autrefois soyeuse fouette mon visage. Je protège mes pommettes creusées par la faim de mes paumes de mains. Quelques gouttes humidifient nos vêtements avant que le déluge ne s'abatte sur nous. Aucun abri, le froid nous assaille. Vassilis, installé dans ses appartements, rit avec excès.

Sans avoir fermé les paupières, je rouvre les yeux sur la réalité. Je bois le verre d'eau qu'Ezo me tend. Ma respiration erratique finit par retrouver un rythme régulier.

L'artiste m'octroie quelques minutes pour que j'appelle mon fiancé. Après avoir pris connaissance de ma crise, Blaise quitte son travail pour me rejoindre à Londres. Je ne me sens pas de rester plus longtemps ni de rentrer en covoiturage, d'autant que les derniers détails de mon tatouage ont été fignolés.

Ezo réapparaît afin de nettoyer, à l'aide d'une solution antiseptique, mon épiderme fraîchement marqué. Il y applique une crème, puis enroule un film plastique autour de mes poignets qui dissimule l'ultime élément – de l'hébreu à l'encre blanche, à l'image des autres symboles qui l'entourent :

עשר צועדים אלפיים שמונה עשרה*

Ezo et moi échangeons une dernière fois de sincères remerciements et encouragements. Me voilà de nouveau émue aux larmes. Pleine d'espoir que cette étape porte ses fruits, me soit bénéfique à l'avenir à travers le combat que je mène depuis maintenant deux ans ; désireuse que ce pas minime puisse me redonner goût à la vie, m'apporte la paix et la sérénité à profusion.

*Dix mars deux-mille dix-huit

FugaceWhere stories live. Discover now