Chapitre vingt-trois

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Aislinn

Angleterre, 9 mars 2018

Tic, tac. Tic, tac.

L'heure tournait, mais je doutais que cela ait encore de l'importance. Reverrais-je Edwige un jour ? Rejoindrais-je mon grand-père défunt ? Aurais-je l'occasion – une dernière m'irait – de remercier mes parents, de leur rappeler à quel point je les aimais et que sept ans d'absence ne rimaient à rien dans une vie ?

À mi-conscience entre le rêve et la réalité, je revis mon parcours comme si mon heure approchait.

1997, l'année de ma naissance. 2009, celle où j'avais cessé de vivre auprès de mes parents, Ruth et Kipling Smith, deux accros du travail mutés à une heure et demi environ de Northmoor Green, à Bristol, loin de notre petit coin de campagne où je m'étais toujours sentie chez moi.

Demeurais-je sous l'effet de l'anesthésiant ? Me laissais-je bercer par un rêve tout ce qu'il a de plus doux et rassurant ?

Je me rappelais la cuisine excellente de ma grand-mère, les fringues de Grant qui revenaient à la mode et que je ne cessais de lui piquer, les anecdotes de guerre qu'il me racontait le soir après m'avoir bordée et nos interminables parties de jeux de société.

Nous passions des heures à contempler le renversement des astres et à flâner dans les librairies en quête d'un bouquin à lire au pied de la cheminée. Grant aimait dire que je leur avais rendu la vie. Ils retrouvaient une seconde jeunesse et moi, l'amour d'un père et d'une mère.

Edwige et lui ne s'étaient jamais gênés pour me dire les choses telles qu'ils les pensaient. Bien sûr ils n'avaient pas la science infuse, je devais me forger mes propres opinions, mais en grandissant à leurs côtés j'avais hérité de leurs valeurs : bienveillance, respect et tolérance.

J'avais des rêves plein la tête, mais j'avais refusé de quitter le foyer quand Grant était décédé en 2016. J'avais dix-neuf ans. Je me devais de soutenir Edwige dans cette épreuve, d'autant plus vu son legs : une ferme en piteux état que Grant et elle n'avaient pas terminé de rénover.

Je n'aimais personne plus qu'eux. L'amour que je leur vouais était immuable. Ils m'avaient inculqué que la beauté de la vie résultait de son éphémérité, des instants suspendus hors du temps qui nous ramenaient à nos plus profondes aspirations, nous apprenant, avec subtilité, à ne nous concentrer que sur l'essentiel.

L'important perdurait quand le vide de sens se dissipait. Ce qui fut n'était désormais plus : les choses ou les gens allaient et venaient dans un flot continu, poussés par les aléas de l'existence. À mon goût, c'était ce qui la rendait aussi palpitante.

*

Des coups de feu me tirèrent de mon inertie. La nuit tombait sur l'ancien bagne, revêtant les cieux d'un voile aussi opaque qu'effrayant. Il faisait si froid que le peu de tissus que je portais, depuis le premier jour, gelait en contrecoup de l'averse récente.

Mon nez coulait. J'étais incapable d'effectuer le moindre mouvement, même si cela signifiait de bouger mes doigts. Ma plaie avait cessé de me tirailler depuis que Saveria nous avait forcés à sentir son remède miracle...

Une seconde. Des coups de feu ?

Je me redressai vivement. De toute évidence, Hosana cherchait à me réveiller depuis un moment. Elle se tenait allongée près de moi, tirant de toutes ses forces sur ses chaînes. Un mètre nous séparait l'une de l'autre. Son regard exprima un grand soulagement quand il rencontra le mien.

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