NEMESIS

Sophia-1

22 décembre 2018, 

Sept heures,

Sophia mit une bonne minute avant de réaliser que l'irritante musique qui avait réussi à franchir les barrières de son cerveau embrumé par la fatigue ne provenait pas de son rêve mais bien de son téléphone portable. À demi-consciente, elle s'en étonna. Elle se revoyait en train de couper son alarme avant d'aller se coucher. Ce n'est que lorsque la mélodie reprit de plus belle qu'elle la reconnut enfin. Elle ouvrit brusquement les yeux. Elle n'avait attribué cette sonnerie qu'à une seule personne.

Sophia s'empara de son portable avec un tel empressement qu'elle le fit tomber par terre. Jurant à mi-voix, elle se pencha pour le récupérer mais elle ne fut pas assez rapide. Sept appels en absence. Oh non... Fébrile, elle appuya sur le nom de son correspondant qui décrocha immédiatement.

- Lin', je suis vraiment désolée. Je n'ai pas entendu... Lin' ? Lindsey ? Tu... Tu pleures ?

- J'ai cru... J'ai cru qu'il était là, hoqueta Lindsey entre deux sanglots. J'ai entendu son rire... C'était tellement réel.

Sophia ferma les yeux et poussa un soupir de soulagement. Un cauchemar. Ce n'était qu'un cauchemar. Ça, elle pouvait le gérer.

- Je voulais seulement entendre ta voix. J'ai eu si peur.

- C'est fini, je suis là. Je suis là.

Les pleurs de Lindsey ramenèrent Sophia à ce jour-là. Ce jour où la vie de sa meilleure amie avait basculé dans l'horreur. Ce jour où Sophia avait compris que les monstres existaient, même au paradis.

- C'est la première fois que tu parles de son rire. On dirait que tes souvenirs reviennent.

Sophia se détestait par avance de lui poser la question, de forcer Lindsey à replonger dans son enfer personnel, mais elle n'avait pas le choix. Elle devait savoir. Elle avait besoin de savoir.

- La voix... Tu l'as reconnue ?

- Non mais elle m'est familière. Je sais que je l'ai déjà entendue, mais je n'arrive pas... Je n'arrive pas...

- Tout va bien. N'essaie pas de forcer. Souviens-toi de ce que le Dr Philips a dit.

- Je me sens tellement inutile, fit Lindsey d'une voix lasse.

- Ne dis pas ça. Tu sais que c'est faux.

- Peut-être qu'avec l'hypnose...

- Lindsey, tu oublies ça tout de suite ! l'avertit Sophia.

- Je sais que papa et toi, vous êtes contre, mais Ashley pense que ça pourrait m'aider à me souvenir de ce qui s'est passé ce jour-là. Elle est persuadée qu'une fois que j'aurais fait sauter le verrou mémoriel qui bloque mes souvenirs, j'irais beaucoup mieux.

- Le verrou mémoriel qui bloque tes souvenirs ? répéta Sophia avant d'ajouter d'un ton moqueur, ça vient du dernier bouquin de son gourou ?

- David Peterson n'est pas un gourou. C'est un spécialiste des énergies spirituelles.

Le reniflement de mépris de Sophia résumait à lui seul ce qu'elle pensait de ce David et de ses énergies spirituelles. Quant aux conseils ridicules d'Ashley – qui, à l'aube de ses quarante ans, s'obstinait encore et toujours à ce que sa fille l'appelle par son prénom – elle était trop bien élevée pour dire ce qu'elle avait sur le cœur.

- D'après Ashley, mon amnésie s'apparente à ce que David appelle un pansement psychique. Je dois l'arracher afin de pouvoir guérir.

- Ce n'est pas un conseiller en énergies spirituelles que ta mère devrait consulter mais un psy.

- Je sais, elle a toujours eu des idées fantasques mais là-dessus, elle n'a peut-être pas tort. L'hypnose pourrait m'aider à débloquer ma mémoire.

- Si un simple rire te met dans tous tes états, qu'est-ce que ce sera quand tu te retrouveras face à lui !

Lindsey poussa un gémissement de détresse qui serra le cœur de Sophia, sans pour autant l'arrêter sur sa lancée. Lui faire de la peine était la dernière chose qu'elle souhaitait mais elle n'avait pas le choix. Elle devait sauver Lindsey, y compris d'elle-même, et tant pis si elle passait pour une garce. Depuis le temps, elle commençait à en avoir l'habitude.

- Lindsey, tu as été sauvagement agressée. Il n'y a aucun pansement à arracher, tu comprends ? Ton amnésie n'est pas là pour faire jolie. Si tu persistes à écouter ta mère, tu finiras traumatisée à vie. C'est ce que tu veux ?

Lindsey déglutit à plusieurs reprises et lorsqu'elle reprit la parole, Sophia sut qu'elle avait gagné. Une victoire au goût bien amer.

- Aide-moi, Sophia. Je t'en supplie, aide-moi.

- Bien sûr que je vais t'aider.

Le jour commençait à poindre timidement lorsque Sophia raccrocha, le cœur au bord des lèvres. Elle était dégoûtée par la facilité avec laquelle elle avait réussi à manipuler l'une des quatre personnes qu'elle aimait le plus au monde. Elle l'entendait encore, la voix vibrante de gratitude, la remercier de ne pas l'avoir laissée tomber. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi, ma chère Sophia. Cette phrase fut le coup de grâce.

Sans moi, Lindsey, tu n'aurais pas failli mourir.