Becky-2

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22 décembre 2018,

Quatorze heures,



Les héritiers de Theodore et de Grace Murphy s'étaient tant impliqués dans l'évolution de New Hope que les deux noms étaient, au fil du temps, devenus indissociablement liés. Les anciens avaient ainsi coutume de dire que tant qu'il y aura un Murphy à New Hope, la ville continuerait de prospérer. À l'instigation d'hommes tels que Cooper Murphy ou Richmond Murphy, la ville s'était progressivement étendue, grignotant kilomètres sur kilomètres. Theodore Boulevard qui, à l'origine, servait de frontière entre New Hope et la ville voisine, s'était, petit à petit, transformée en ligne de démarcation naturelle entre l'est et l'ouest de la ville. À titre anecdotique, cette métamorphose avait eu un impact assez amusant au niveau de la démographie de New Hope, en particulier dans les années quatre-vingt, puisque les nouveaux arrivants, principalement des jeunes couples ou des familles avec plusieurs enfants, avaient préféré élire domicile dans les résidences les plus récentes, situées à l'ouest de la ville plutôt que dans les anciennes demeures de l'est.

Ceux qui habitaient à New Hope depuis des générations ne cherchaient pas à se mêler aux « petits nouveaux », ainsi qu'ils nommaient toutes les personnes qui résidaient à l'ouest de la ville, quand bien même la majorité d'entre elles vivaient ici depuis plus de deux décennies. Une véritable aubaine pour Becky qui voulait à tout prix passer inaperçue. Tant qu'elle resterait à moins de deux kilomètres de Theodore Boulevard, elle ne risquait pas de croiser la route de ceux qui connaissaient sa véritable identité. Ne sois pas si parano, ma vieille. Tu as quitté cette ville de malheur à dix-huit ans. Tu en as trente-deux aujourd'hui. Tu as changé de nom de famille. Personne ne va te reconnaître dans la rue. Personne, excepté Patrick.

Que son ancien meilleur ami ait réussi à retrouver sa trace n'étonnait pas Becky. Avec ses ressources, il pouvait se payer une armée de détectives privés et il avait vu assez de ses peintures pour reconnaître sa patte. En revanche, elle était surprise qu'il se soit donné la peine de le faire, étant donné la façon dont ils s'étaient quittés. À moins bien sûr que tout ceci ne fasse partie d'un plan plus vaste, façon Comte de Monte-Cristo. Patrick a toujours eu le don de la mise en scène et Dieu sait qu'il a une excellente raison de m'en vouloir.


Les mains tremblant à cette idée, Becky posa son carnet à croquis et son crayon sur le banc. Après l'enterrement de sa mère où, comme il fallait s'y attendre, elle était le seul membre de la famille à avoir fait le déplacement, elle avait voulu directement rentrer à l'hôtel, situé à même pas trois cents mètres, mais elle avait trouvé le moyen de se perdre. Pour sa défense, le New Hope National Cemetery représentait à lui seul la moitié de la superficie du centre-ouest de la ville. Becky avait passé un temps fou à errer parmi les pierres tombales et, au lieu de retomber sur le chemin qu'elle avait emprunté au départ, elle s'était enfoncée toujours plus à l'intérieur et avait fini par atterrir pile devant le mausolée de Theodore et de Grace Murphy. Niché derrière un chêne, au moins triplement centenaire, il était parfaitement invisible et Becky serait passée à côté si elle ne s'en était pas approchée, prise d'une soudaine envie de dessiner le majestueux arbre. Mais ce fut finalement le monument qu'elle s'était mise à croquer, assise sur un petit banc en bois aux anses en fer forgé, délicatement ouvragées.

Quatre-vingt dix neuf pour cent de ses œuvres était destiné à la vente, ce qui lui avait permis d'amasser une petite fortune, mais Becky avait bâti sa réputation sur le dernier pour cent. À l'origine, elle n'avait jamais eu l'intention de montrer ces tableaux à qui que soit mais le destin, bien capricieux la concernant, en avait décidé autrement. Désormais, elle était coincée. Chaque année, le monde de l'art attendait avec la plus grande impatience ce que Zoé avait surnommé son « Triptyque de la Rose ». Trois tableaux peints d'après ses thèmes de prédilection : la mort, la descente aux enfers et la rédemption. Pris séparément, ils n'avaient rien d'extraordinaire. Ils ne prenaient tous leur sens que mis bout à bout. Tous ses triptyques différaient les uns des autres à une exception près, la présence d'une rose.

Comme Becky se refusait à donner la moindre interview, les rumeurs allaient bon train s'agissant de sa source d'inspiration. La plus répandue ? Son supposé chagrin d'amour consécutif à son divorce. L'artiste avait vu plus que sa part de théories loufoques sur Internet et aucune ne se rapprochait un tant soit peu de la vérité. Et c'était très bien ainsi. Et si Patrick avait fini par comprendre ? S'il avait su voir au-delà des apparences ? Il m'attire à New Hope avec l'exposition et hop, il dévoile mon secret devant les caméras. Si Patrick savait se montrer généreux avec ses amis, il était impitoyable envers ceux qui avaient trahi sa confiance. Becky faisait malheureusement partie des deux catégories.


Elle n'aurait jamais dû revenir à New Hope, pas même pour l'enterrement de sa mère. Son absence n'aurait même pas été remarquée vu que personne d'autre, à part le prêtre évidemment, n'était venu. D'autant que si l'inverse s'était produit, sa mère aurait été trop occupée à cuver son whisky pour se donner la peine de se déplacer. Il n'est pas trop tard pour rentrer. Je n'ai qu'à sauter dans le premier bus et bye-bye. Après avoir pesé le pour et le contre, Becky se décida. Patrick voudrait forcément voir sa tête se décomposer devant tout le monde lorsqu'il révèlerait son imposture. Qu'à cela ne tienne, elle ne lui ferait pas ce plaisir. Avec sa réputation, son absence à l'exposition passerait pour une de ses nouvelles excentricités. Ses détracteurs n'hésiteraient pas à la traiter de diva mais elle s'en moquait. Elle avait connu pire comme insulte.

Becky ramassa ses affaires et quitta, à regret, son havre de paix momentané. Il était temps pour elle de rentrer à la maison. Encore fallait-il qu'elle ne se perde pas de nouveau. Elle retourna sur ses pas et, privilégiant la sûreté, resta sur le petit chemin de terre, au lieu de flâner parmi les pierres tombales. Après une petite quinzaine de minutes de marche, elle finit par arriver devant un poteau sur lesquels quatre panneaux d'indication étaient cloués. Ce qui ne lui était d'aucune aide puisqu'elle s'était contentée de suivre son GPS sans faire attention au nom des rues.

- Putain, la conne ! s'exclama Becky, en sortant son portable, qu'elle avait relégué dans la section oubliette de son cerveau, comme à chaque fois qu'elle était plongée dans son travail. Putain ! répéta-t-elle, un peu plus fort en découvrant que l'appareil s'était déchargé. Okay, ne panique pas. L'une de ces routes mène forcément à la sortie.

Becky opta pour Sunset Drive, choix purement dicté par la logique. Il était impossible de se perdre avec une ligne droite. Elle changea d'avis cinq minutes plus tard, lorsqu'au lieu de déboucher sur une route goudronnée, elle arriva devant les grilles d'un parc. Heureusement pour Becky, ce dernier était plus fréquenté que le cimetière. Elle interpella un jeune couple, accompagné de leur petite fille.

- Excusez-moi, je crois que je me suis perdue, je cherche à rejoindre...

- Becs ? Becs, c'est bien toi ? C'est incroyable ! Je parlais encore de toi ce matin à cette journaliste qui écrit un article sur la ville. Mais je ne t'attendais avant samedi prochain !

De toutes les personnes susceptibles de l'aider à retrouver son chemin, il avait fallu qu'elle tombe sur Patrick. Becky s'en doutait depuis quelque temps mais cette fois elle en eut la certitude. Elle avait un karma de merde. 

NEMESISWhere stories live. Discover now