Victoria-2

6 1 0
                                    




22 décembre 2018,

Quinze heures,



Victoria était d'une humeur massacrante. La faute en revenait à ce français de malheur, qui avait eu l'outrecuidance de la chasser de sa propre cuisine. Pour une fois qu'elle l'honorait de sa présence, la voilà mise à la porte comme une simple domestique. En parlant de domestiques, où étaient-ils tous passés ? Ah ça, pour écouter aux portes et bavasser au lieu de travailler, il y avait du monde mais quand elle avait besoin d'eux pour passer ses nerfs, il n'y avait plus personne. Victoria traversa le hall, faisant cliqueter ses talons avec plus de vigueur qu'il n'était nécessaire. Il lui restait une dernière tâche à accomplir avant d'appeler Anna pour qu'elle l'aide à se préparer.

L'absence de soleil faisait baisser la température de quelques degrés mais le froid n'avait jamais dérangé Victoria. Elle était bien plus irritée par la présence des quelques nuages, d'un blanc cotonneux, voilant le ciel azuréen. Il n'était pourtant pas censé pleuvoir aujourd'hui. Ceci dit, elle n'était pas censée recevoir des roses vertes et son fils adoré était censé rester auprès d'elle aujourd'hui. Elle ne l'avait quasiment pas vu de tout le mois et à peine était-il rentré qu'on le lui enlevait de nouveau. Son front altier se plissa de contrariété tandis qu'elle marchait précautionneusement sur le sentier pavé en direction du pavillon des invités. Quelle était cette idée saugrenue de déjeuner en tête-à-tête avec Sophia ? Qu'avait-il de si important à lui dire qu'il ne pouvait évoquer en sa présence ? L'avait-elle vexé lorsqu'elle lui avait avoué qu'elle n'aurait pas de temps à lui accorder aujourd'hui ? Elle était encore sous le choc de la livraison et avait parlé sans réfléchir. Pour Patrick, elle aurait été prête à bouleverser son organisation et tant pis si elle débordait de son planning.


Des éclats de rire la firent sortir de ses pensées et Victoria prit un air carnassier. Enfin, elle allait pouvoir extérioriser toute cette frustration. Elle franchit les derniers mètres tel un aigle prêt à fondre sur sa proie et faillit perdre l'équilibre lorsqu'elle s'arrêta brusquement, déconcertée par ce qu'elle avait devant les yeux. Camélias, hellébores, orchidées, lys, dont le parfum embaumait la pièce, côtoyaient les roses qu'elle avait commandées, s'harmonisant à la perfection avec la couleur des murs. Au centre de chaque table ronde trônait un bouquet composé d'un subtil dégradé de roses thé, blanches, saumon et orange, d'une beauté semblable à celles qui fleurissaient en été dans son jardin. Des monstruosités vertes, il n'en restait pas la moindre trace. Un régal pour les yeux.

- Madame Murphy ! Nous venons juste de terminer. Nous avons fait aussi vite que possible étant donné les circonstances. J'espère que le résultat vous convient.

Reconnaissant la voix de son paysagiste attitré, Victoria se fustigea mentalement de ne pas avoir immédiatement songé à le contacter pour la sortir de son pétrin. Ce que Mozart était à la musique, Harrison l'était pour les fleurs et les plantes. Le labyrinthe façon Alice aux pays des Merveilles qui séparait sa demeure de la maison que Patrick avait fait construire après son mariage, c'était lui. Son immense jardin à l'anglaise, composé de fleurs venant du monde entier que toutes les femmes de New Hope lui enviaient, c'était également lui.

Victoria se détourna pour le gratifier d'un signe de tête approbateur, ouvrant la bouche pour le complimenter et se figea en découvrant Sophia aux côtés de l'homme providentiel.

- Qu'est-ce que tu fais ici ? lui demanda-t-elle, d'un ton peu amène.

- Mademoiselle Murphy m'a appelé en catastrophe, répondit Harrison à sa place. Le temps nous était compté, il a fallu nous adapter. Quand elle m'a exposé son idée, je n'étais pas très emballé à l'idée de sacrifier toutes les plantations de vos fleurs d'hiver, en plus des roses que votre jardinier fait pousser pour l'année prochaine...

- Sacrifier quoi ?

Victoria scruta de nouveau les roses avant de porter son regard sur les autres fleurs dispersées dans la salle. Pas étonnant qu'elles lui rappelaient celles de son jardin. C'était celles de son jardin.

- Sophia Amelia Murphy ! As-tu perdu la raison ?

- L'idée vient de Patrick, expliqua Sophia, en déplaçant l'un des bouquets de quelques millimètres. Avec tout votre travail de supervision, il ne voulait pas que vous vous tracassiez pour cela. Il m'a demandé s'il était possible d'utiliser nos propres fleurs pour remplacer celles qui vous ont déplu et j'ai sollicité l'avis d'Harrison.

Sophia releva la tête et ajouta, le ton doucereux.

- Ai-je eu tort ?


Le comportement de Victoria changea du tout au tout dès l'instant où elle entendit le prénom de son fils. Sa colère initiale en apprenant que Sophia avait saccagé son jardin fut remplacée par un sentiment de plénitude. C'est pour cela qu'il a tant insisté pour déjeuner avec elle. Le cher ange... Il tenait à me faire la surprise.

- Non, bien entendu. Vous avez très bien travaillé, Harrison, comme toujours. Où se trouve Patrick ? Il mérite amplement des félicitations pour son travail.

- Patrick ? Mais c'est votre fille qui...

- Il s'est rendu au parc, avec Olivia et Rose, intervint Sophia. Ils ne rentreront qu'en fin d'après-midi.

L'humeur de Victoria s'assombrit, comme à chaque fois qu'elle entendait le prénom de l'intrigante qui l'avait remplacée dans le cœur de son fils. Il fallait être un monstre d'égoïsme pour obliger Patrick à sortir alors qu'il venait à peine de rentrer de son éreintant voyage d'affaires. Ce matin, elle avait fait l'effort d'inviter cette petite dinde à prendre le petit-déjeuner avec elle et comment la remerciait-elle ? En la privant de la compagnie de son fils bien-aimé. Un tel manque de savoir-vivre était intolérable. Dès que Patrick reviendrait, elle lui en toucherait deux mots. Elle avait réussi à convaincre Kelly Masterson d'inviter son frère à son mariage alors qu'ils ne se parlaient plus depuis plus de quinze ans. Persuader son fils adoré de se débarrasser de sa parvenue de femme serait un jeu d'enfants à côté. 

NEMESISWhere stories live. Discover now