XXX

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En ouvrant les paupières, je suis prise d'une instinctive terreur. C'est une sensation affreuse, qui me soulève l'estomac, me bloque la respiration et fait monter des larmes de douleur à mes yeux. Quand la raison de cette peur absolue se rappelle à moi, une envie de vomir vient s'ajouter au reste. C'est aujourd'hui.

Dans quelques heures, entre la promenade en calèche et les répétitions du spectacle, je provoquerai une dispute avec Archibald, dispute qui provoquera notre inévitable rupture.

Cette nuit était notre dernière. Il remue derrière moi et vient nicher sa tête à la naissance de ma nuque, comme il le fait tous les matins, sans savoir que c'est notre ultime réveil dans les bras l'un de l'autre.

— Bonjour, ma reine.

Je sens son souffle contre ma peau, puis ses lèvres viennent y déposer de légers baisers. Je frissonne, transie d'amour et transie de peur. Je rassemble toutes mes forces, chasse les larmes accrochées à mes cils, me compose un sourire et me retourne. Dès que nos regards se rencontrent, son visage s'éclaire. Jamais il ne m'a semblé si beau, ainsi paré de la lumière du jour naissant, les yeux encore gonflés par la nuit et les cheveux ébouriffés. Je passe une main sur sa joue, retenant mon envie d'éclater en sanglots, et l'embrasse. Je crois qu'une larme m'échappe et je me presse contre lui, cherchant à anéantir le moindre espace entre nos corps. Je voudrais me fondre en lui, je voudrais ne pas avoir à lui briser le cœur, je voudrais être heureuse à jamais et je ne peux pas alors je ravale mes mots et l'embrasse jusqu'à être à deux doigts de m'évanouir.

— Vous êtes bien tactile, ce matin.

Je pose mon doigt sur ses lèvres pour l'inciter au silence. Je veux l'aimer une dernière fois. D'un mouvement des hanches, je bascule sur son torse, le dévore de baisers. Le souffle précipité, il me renverse et prend le contrôle de la danse. Peu à peu, la passion couvre nos corps d'une fine pellicule de sueur. J'imprime mes ongles dans son dos, il me mord les oreilles, nos jambes s'emmêlent et je sens la couette glisser contre mes chevilles. Cette fois est différente des autres, parce qu'une ombre dont je ne peux dénier l'existence plane au-dessus de nous et donne à nos ébats un goût de désespoir. C'est comme si une cruelle voix dans ma tête comptait les minutes avant l'heure fatale. Le sent-il aussi ? Sait-il que cette tension annonce le plus grand drame de nos vies ?

Tandis qu'Archibald part chercher une tenue propre dans ses appartements, une conversation avec ma grande sœur me revient en mémoire. C'était juste après être tombée enceinte ; elle avait dit à nos parents que c'était le bébé d'un "client", mot dont je ne devais comprendre le sens que quelques années plus tard.

— Yaya, j'ai menti aux parents. Je...

Les larmes coulent sur ses joues roses et mon estomac me fait mal. Je déteste quand elle pleure et elle le sait. C'est pour ça qu'elle ne pleure jamais quand nous sommes ensemble. Elle doit être très très malheureuse.

— Je sais que tu ne comprendras pas vraiment ce que je vais te dire, mais... le père n'est pas vraiment un client. Il compte pour moi.

— Comment ça, Lily ?

Je n'avais jamais vu une si grande tristesse dans ses yeux bleus. Ça me fait peur. Elle boit une nouvelle gorgée de la bouteille d'alcool qu'elle a volé à ses employeurs. Je me souviens du soir où elle l'avait ramenée à la maison. Maman l'avait disputée très fort, en lui disant que c'était stupide de prendre des risques pour une boisson.

— Je l'aime, Yaya. J'ai enfreint ma seule règle : ne jamais éprouver quoi que ce soit pour les clients. Mais il est tellement intelligent, et raffiné, et beau ! Il vient du palais royal, tu imagines !

Celles qui Survivent [TOME 1]Where stories live. Discover now