l6. quand la fissure se crée

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La foule se masse sur les pelouses. Dans l'ombre pour une minute encore, peut-être un peu moins, ou un peu qui sait, je ne me suis jamais sentie si fébrile. Un curieux mélange d'excitation et de terreur m'aiguillonne de la tête aux pieds devant les nobles vêtus de lumière alors qu'il fait nuit. Que vont-ils penser ?

Quel sera le jugement de notre folie ?

Je prévisualise la scène : nous allons avancer, ils vont se taire petit à petit, se tasser aussi, ils vont nous dévorer de leurs yeux ébahis. Le plan est de nous comporter comme si notre costume n'en était pas un.

Que vont-ils penser ?

Je me délecte par avance de leur stupeur, de leur admiration, de leur colère, de leur choc, de leur peur. Une vague de désir me coupe le souffle et je me tourne vers Archibald. Les émotions qui se bousculent en moi trouvent écho dans ses yeux bleus. Ils sont humides, emplis d'une joie morbide et d'une avidité fascinée. En cet instant d'exaltation, je sens que nous pourrions tout faire, la guerre l'amour les deux, juste là sur les terrasses, j'en ai envie et je lis que lui aussi, et puis je me force à calmer mon souffle saccadé et décroche mon regard du sien. Il me tend le bras et j'y glisse le mien.

Je compose mon attitude comme un peintre ordonne les éléments d'un tableau. Les yeux : perdus vers l'horizon, plus loin que la foule que la Reine que je suis a en horreur. La bouche : pincée en une moue boudeuse. Les sourcils : légèrement arqués en signe de défi. Le nez : froncé dans un délicat mépris.

J'échange un dernier regard lourd de sens avec mon Roi, figé dans une attitude grave et solennelle, et puis nous avançons.

Durant le temps que nous avons pris pour nous changer, la bruine a couvert le sol carrelé d'une fine pellicule scintillante. Très bien, cela ne peut qu'ajouter une touche magique à notre apparition. Avec toute la dignité du monde, nous allons nous arrêter jusqu'au bord des terrasses. De là, nous surplombons la foule, dignes, majestueux. J'ai des frissons rien qu'à nous imaginer, alors c'est une vague de jouissance exaltée qui me parcourt quand, les uns après les autres, ils pivotent vers nous.

Une délicate pluie recommence à tomber sur mes épaules nues et s'accroche sur mes cheveux tressés. Je ne tremble pas. Stoïques, nous promenons sur la foule un regard hautain. Les expressions qui s'en détachent sont conformes à celles que j'avais imaginées, mais la plus présente reste l'inconfort. Ils ne savent pas comment réagir.

Ces minutes sont figées et pourtant l'horloge royale égrène le temps. Minuit. Je retiens de justesse un sourire. Minuit, c'est l'heure de l'apparition du Roi. D'après l'étiquette, les courtisans seront obligés de s'incliner devant lui. Or, nous occupons sa place exacte et n'en bougerons pas, et ils s'inclineront donc également devant nous.

Les gardes frappent deux coups sur le sol, annonçant l'arrivée du souverain. Je ne suis même plus nerveuse ; la tension qui agite mon corps pourtant impassible n'est en rien présente dans ma tête. Nous ne nous retournons pas, mais je sens la présence de...

Deux personnes ?

Je ne peux contenir un léger froncement de sourcils. La main du comte se referme sur la mienne. La foule plonge dans une unanime révérence. Il n'y a pas un bruit et la tension apeurée est presque perceptible. Le cœur battant, je tourne la tête vers le couple positionné à nos côtés.

La Reine est venue.

Sa beauté est à couper le souffle. La traîne de sa longue robe rouge est étendue derrière elle. Elle porte une coûteuse écharpe d'hermine qui lèche ses épaules dénudées et une couronne ornée de rubis scintillants. Rose a vraiment choisi la tenue parfaite pour moi : malgré ce que j'aurais eu tendance à imaginer éprouver dans une telle situation, je ne me sens nullement inférieure à elle.

Celles qui Survivent [TOME 1]Where stories live. Discover now